Durant plusieurs mois, Jean Rolin a voyagé sur le littoral Atlantique. Vacances ? Pas vraiment : la météo n’a pas souvent été propice à la baignade, et ce qui l’intéressait, ce n’étaient de toutes façons pas les plages mais les zones portuaires, les docks, les empilements de conteneurs, les grues et les chantiers navals. Dunkerque, Nantes, Le Havre, Saint-Nazaire, Calais, Marseille : étapes en vrac d’une sorte d’enquête littéraire qu’on peut prendre comme un gonzo-reportage de longue haleine, comme un récit de voyage dans les coulisses de la mer (une histoire de mer où le narrateur n’irait finalement jamais à l’eau) ou comme une autobiographie en creux (Rolin aurait aimé naviguer, avait un oncle médecin sur les paquebots et a fugacement travaillé comme docker) doublée d’un retour distancié sur l’histoire sociale du dernier demi-siècle (les grandes grèves sur les docks, le mandarinat cégétiste, le paternalisme sincère des élus locaux et, désormais, les épopées sinistres des clandestins en partance pour l’accueillante Albion). Dans tous les cas, Terminal frigo est l’un des plus éblouissants textes littéraires qu’on ait eu dans les mains depuis longtemps. La seule manière dont l’écrivain amène dans les premières lignes au décor qui sera celui de tout le livre, comme une caméra coulissant lentement dans le Bassin de Saint-Nazaire au fil d’un long et lent générique, a quelque chose de tout à fait magnifique et intrigant. Certains ont eu l’idée de la comparer à celle d’un Gracq et, la dimension altière du style mise à part, ils n’ont peut-être pas eu tout à fait tort ; mais Terminal frigo n’est pas seulement une promenade éclairée dans un décor habituellement peu fréquenté en littérature, car Rolin ne fait pas que marcher (même s’il marche énormément) : il rencontre, il interroge, il fait parler, se souvient et fait se souvenir.
Des aspects très divers de son sujet l’occupent successivement au fil des chapitres du livre : l’histoire du cuirassé Jean-Bart au début de la seconde guerre, cuirassé dont il reconstitue l’aventure au travers des textes laissés par ceux qui l’ont piloté ou des documents qu’il a trouvés « à l’écomusée de Saint-Nazaire » ; les bataillons d’ouvriers indiens venus travailler à la construction du Queen Mary 2 ; les chapelles syndicales qui se déchirèrent à Dunkerque (Rolin parle plaisamment de « schisme », de « traîtres » et de « héros », comme dans une église ou une guerre) et les témoignages des principaux acteurs du syndicalisme dunkerquois ; des rencontres méfiantes avec de sympathiques loustics clandestins à Calais (kurdes, irakiens, kosovars et autres)… C’est documenté au point qu’on croit lire parfois un authentique livre d’histoire, avant que l’élégance du style ne ramène vers la littérature ; le talent et l’humour de l’auteur trouvent parfois à s’exprimer sur des objets particulièrement inattendus, comme cette palpitante dissertation sur l’invention, le développement et l’utilisation des conteneurs de quarante pieds, qui occupe plusieurs pages successives : vous en avez forcément déjà vu quelque part, avez trouvé ça pratique mais très laid et n’avez de toutes façons pas imaginé pas qu’on puisse vous passionner un jour avec ça. Les performances comparées des grands ports commerciaux de la planète ne vous ont sans doute jamais fait vibrer non plus : Rolin, lui, « n’éprouve aucune difficulté à envisager cette révolution du transport maritime sur un mode épique ». Et à vous y intéresser malgré vous.
Le plus enthousiasmant, quoique le moins spectaculaire, reste peut-être le ton qu’adopte Jean Rolin : distancié, non pas indifférent mais jamais démonstratif, presque badin parfois, égal et sans écarts. Il y a sans doute de la mélancolie dans tout cela, et sûrement la nostalgie d’un passé personnel (Rolin court après le fantôme d’un cargo qu’il a emprunté étant jeune, croit le retrouver sous un autre nom, le perd à nouveau) et collectif (les grandes heures de l’industrie navale française, la flamboyance des docks de l’Atlantique, la mini-société qu’y formaient les ouvriers, le gigantisme effroyable des infrastructures et des espaces industriels) ; elles sont cependant soigneusement gardées à distance, vues de biais, simplement suggérées. Le sentiment dominant, qui donne finalement à Terminal Frigo toute sa puissance, est plutôt celui d’une neutralité qui refuse de prendre parti pour une époque au détriment d’une autre, comme les équipes du match de foot sur lesquelles s’achève le texte et qui, symboliquement (?), se séparent sur un match nul à la mi-temps.