Enfin un grand disque de rage adolescente, concocté par des jeunes gens matures, et un groupe qui fait corps (et âme) avec sa musique. Win Butler et Régine Chassagne, mari et femme à la ville, n’ont respectivement que 24 et 28 ans, ont écrit à deux mains toutes les chansons de Funeral, mais y parlent mieux que personne des frustrations adolescentes, des traumatismes qu’infligent la famille, les amis, les voisins, la société middle-class dans son ensemble et la croyance illusoire en une communauté soudée, donnée de force à une jeunesse qui vit le collectif comme contrainte et comme peine. L’année qui a précédé l’enregistrement de Funeral fut marquée par des morts : d’abord celle de la grand-mère de Régine en juin 2003, puis par celle de la tante d’un des membres du groupe, Richard Parry le mois suivant. L’album porte son titre et sa thématique en hommage à ces disparus et à tous ceux qui les ont précédés, Funeral est peuplé de fantômes et de voix d’outre-tombes.
Si l’album est hanté par la mort, la maladie et la désolation, son lyrisme épique et l’intensité des sentiments exprimés font vibrer un souffle de vie, un optimisme tout de tension, une véritable invitation à la réappropriation de « la vie des morts », à une célébration. En cela, Funeral positive l’angoisse et une certaine barbarie (Haïti évoque les massacres en Haïti pendant la période Duvallier) pour produire un message de vie, d’espoir et de grande santé. Cette célébration se fait par des mélodies en progression, des murs du son, une foultitude d’instruments qui se rencontrent et se rejoignent dans un but commun d’évacuation euphorique de l’angoisse : pianos de bastringue, violons rageurs, accordéons, rythmiques impeccables, guitares électriques débridées, choeurs mystiques, sur lesquels se pose la voix haute et hantée de Win Butler, suggestive, expressionniste, à fleur de peau. L’ensemble rappelle parfois le lyrisme hippie des Polyphonic Spree, ou le goût pour les montées des groupes de Montréal (ou vivent également les membres de Arcade Fire) : Godspeed You Black Emperor, A Silver Mount Zion, Fly Pan Am.
Neighborhood #1 (Tunnels) est la première des quatre chansons dédiées au « voisinage » (Neighborhood), vécu comme fatalité et contrainte, dont la musique est la réaction. Théâtrale ouverture au monde noir de Arcade Fire, ce premier titre raconte la fuite hors du foyer parental de deux adolescents amoureux, qui vont vivre nus dans la neige, tels des post-humains Adam et Eve, et réinventer leur futur, loin des « plans » d’une collectivité étouffante, oublier leur passé, le nom de leurs parents, tous les noms en général. Cette fuite et cet oubli adolescents courent tout le long d’un album volontiers révolutionnaire, depuis Crown of love jusqu’au bien nommé Rebellion (lies), qui enjoint les enfants à ne plus du tout, littéralement, dormir. L’ensemble se joue sur un ton lyrique, emporté, une vague d’enthousiasme et de joie collective, qui correspond à la reconstruction d’une communauté choisie, celle qui porte haut ces chansons magnifiques. Funeral est un disque personnel et éminemment politique, rejetant naïvement les mensonges des adultes pour faire perdurer le rêve enfantin, en même temps qu’une déclaration mature d’indépendance, politique et artistique, le déploiement d’une effective singularité : Funeral, chef-d’oeuvre, ne ressemble à aucun autre disque.