Au pays d’Ikea et de Moumine, la pop est ce que la musique suédoise a su le mieux exporter : Abba, The Cardigans… Nos petites oreilles ont moins souvent entendu les noms de Hans Edler, Folke Rabe, Åke Hodell ou BoAnders Persson. Encore moins leur musique. Dommage. Quelque part dans l’un des rares immeubles des années 40 de Stockholm vivent en bon voisinage quatre jeunes gens qui, pour ne pas ignorer l’existence de Jay-Jay Johanson ou de The Hives, savent parfaitement ce que la pratique de leur art doit plus directement à des olibrius du type Öyvind Fahlström et autres Leif Elggren. L’une, Pia Sandström, est plasticienne ; l’autre, Johanna Billing, est vidéaste ; son copain, Karl-Jonas Winqvist, fait de la pop comme aucun des VRP sus-nommés de la mass culture suédoise n’en feront jamais (ses projets First Floor Power et Blood Music restent à ce jour sans distribution en France ; une telle anomalie est tout bonnement honteuse). Le quatrième, Andreas Berthling, fait quant à lui à son gré de la musique seul sur Staalplaat ou Fällt, ou avec son frère Johan et un ami commun (Tomas Hallonsten) au sein d’un trio : Tape. Tape sort ses disques sur le label fondé par Johan : Häpna. Häpna est (mal) distribué en France. Tape n’a jamais joué en France. Et tout cela est également insupportable.
Au contraire de son identité graphique qui n’a pas varié d’un iota depuis 1999 (de délicieusement fines pochettes cartonnées), la ligne artistique d’Häpna est difficilement saisissable, tant les projets musicaux signés par Johan (25 disques au total) embrassent une diversité d’approches. Diversité qui est elle-même le reflet de la gloutonnerie musicale de ce contrebassiste workaholic et multi-casquettes (compositeur, instrumentiste, arrangeur, producteur…) impliqué dans une longue liste de projets (Stina Nordenstam, Nicolai Dunger, Revlon 9, Mats Gustafsson, Ed Harcourt, Paal Nilssen-Love…). C’est ainsi qu’Häpna navigue de fields recordings (Toshiya Tsunoda, Hans Appelqvist, Ronnie Sundin) en improvisations (Sinistri, Giuseppe Ielasi), de balades folk bancales (A Taste Of Ra) en pop expérimentale (Eric Malmberg, Patrick Torsson). Sans oublier les projets avant rock (Sheriff, Loren Connors) et, bien sûr, la musique de Tape, qui en près de cinq ans d’existence feutrée, aura publié trois albums sur le label maison : Opera, Milieu et aujourd’hui Rideau, auxquels s’ajoutent un Mort aux vaches (Staalplaat) et Operette (CubicFabric), ré-interprétation collective aux airs de grande famille du premier album où se croisent hôtes d’Häpna (Stephan Mathieu, David Grubbs, Pita, Oren Ambarchi) et fréquentations régulières (Brendon Anderegg, Hazard, Josh Abrams, Fonica…).
Invertébrée, la musique de Tape ondule, glisse et boucle. Mais l’absence de section rythmique n’est pas le seul trait qui les rapproche de formations instrumentales comme Town & Country (Pillow, le side project de Ben Vida a d’ailleurs été signé en 2001 sur Häpna), The Boxhead Ensemble, mais surtout Minamo pour la pratique commune d’une langue semi-improvisée où se déploient matériaux électroniques et acoustiques dans une grammaire tonale. Lento a par ailleurs toujours été le tempo de prédilection du trio, habile à faire passer pour de l’artisanat leur art complexe des silences, des virgules et des points d’orgue. Si les deux premiers albums portaient la signature bucolique de l’environnement qui les avait vu naître (la quiétude sylvestre d’une maison familiale), Rideau est mu par une dynamique plus franche, une signature sonore nettement plus affirmée, fruit des sessions d’enregistrement réalisées à l’ancienne (sur bandes) par Marcus Schmickler en studio à Cologne. Le rouge de Rideau vient ainsi teindre le ciel tendre laissé par Milieu et à l’aube liliale qui ouvrait Opera répond un Sunrefrain tiré du silence dans un rose d’aurore. Comme sur Long lost engine (morceau de conclusion de l’album), les gerbes de cuivres y explosent au ralenti. Tantôt promesses d’un début, tantôt douces apothéoses, elles bordent de leurs éclats un disque fait de bosses et de creux. Amplitudes nouvelles, mais aussi ampleur inédite des compositions puisque ces dernières, dont le nombre a été réduit au fil des albums (10, puis 8 et aujourd’hui 5), dépassent allègrement les onze minutes, ouvrant ainsi la porte à des développements narratifs inconnus jusqu’alors chez Tape.
Si l’instrumentarium demeure pour l’essentiel inchangé (au fil des albums, on peut croiser banjos, violons, orgues, synthétiseurs, laptops, harmoniums, accordéons harmonicas, trompettes, percussions, field recordings, vibraphones, flûtes chinoises, mélodicas, etc.), le Hammond et la guitare électrique (celle de Songs : Ohia sur Ghost tropic -influence avouée- ou plus encore des premiers The For Carnation : claire et vibrante) ont désormais la part belle. A Spire y fait exception puisque le morceau est cadencé par des motifs de guitare acoustique, de glockenspiels et des grappes de piano saisies avec l’opiniâtreté d’un Charlemagne Palestine. Le canevas qui résulte de ces pulsations frappées et légèrement déphasées évoque peut-être plus encore Steve Reich. Pour filer la métaphore « reichienne », Exuma et ses maracas manifestement empruntés à Four organs se présente, avec l’emploi d’une « petite phrase » d’orgue entendue deux ans et demi avant, comme la fin d’une parenthèse ouverte avec Radiolaria sur le premier album (soit un très bon moyen d’entendre le « Schmickler Effekt »). Transposée dans son nouveau contexte, elle vire au rouge. Faut-il le préciser ? Rideau est le plus beau disque de rock instrumental entendu cette année.