Un jour, un type que vous ne connaissez ni d’Eve ni d’Adam se présente chez vous et affirme très sérieusement qu’il est votre mari, celui que vous avez épousé voici quelques années et qui vous a quitté pour aller se battre dans les tranchées françaises. Vous êtes un peu surprise mais, contre toute attente, vous décidez de jouer le jeu : vous faites entrer l’homme dans votre maison, ne lui posez aucune question et menez en sa compagnie une vie conjugale paisible. C’est l’étrange et absurde histoire qu’a vécue la mère de Thomas Vanderlinden, l’un des principaux narrateurs de cet époustouflant roman-gigogne que le très imaginatif Eric McCormack a conçu comme une sorte de jeu de construction où récits et genres s’emboîtent étrangement les uns dans les autres : s’il fallait le définir ou le classer dans une boîte, on pourrait dire avec un embarras mêlé d’admiration que L’Epouse hollandaise est une quête d’identité en forme de saga familiale doublée d’un roman d’aventures, d’une chronique ethnologique, d’une méditation en acte sur la puissance du récit et d’une réflexion originale sur le phénomène amoureux. Bref : un roman à entrées multiples, bourré d’histoires dans l’histoire et de narrateurs qui rapportent ce que leur ont dit d’autres narrateurs, lesquels tenaient eux-mêmes leurs informations de sources de troisième main de plus en plus inattendues ; impossible, en un mot, de prétendre résumer le scénario invraisemblablement complexe et pourtant extrêmement solide qu’a imaginé le romancier canadien, architecte surdoué et malicieux dont le génie de l’accumulation et du puzzle fait irrésistiblement mouche. Au coeur de l’écheveau néanmoins, un personnage fait office de clef de voûte : Rowland Vanderlinden, anthropologue de son état, père de Thomas Vanderlinden et metteur en scène de l’étrange opération de substitution conjugale qui ouvre le livre.
L’intrigante destinée de ce baroudeur passionné par la vie des tribus primitives l’a mené dans île perdue en plein océan Pacifique, où il a reconstruit sa vie en prenant pour femme une membre d’une société indigène ; c’est là que le retrouve Thomas au terme d’une épopée qui fait basculer le récit de l’enquête policière au roman d’aventures exotiques, avec moustiques, pirogues, alcools locaux et taux d’humidité calculé en conséquence. Commence alors un long retour en arrière au cours duquel, avec un don consommé pour le suspense, McCormack donne une à une les clefs de l’histoire du couple Vanderlinden et, surtout, le fin mot légèrement absurde de l’histoire de Thomas. Inutile d’en dire plus : la maestria avec laquelle l’écrivain mène son affaire n’a d’égale que sa puissance d’imagination et l’originalité du jeu sur les genres littéraires auxquels il se livre tout au long du roman. Parsemé d’allusions et de références à la littérature et à la philosophie anglaises du XVIIe siècle (« Fort heureusement, il tomba sur trois livres excellents et dans un état convenable, qui plus est – de vieilles connaissances qu’il avait désormais tout le loisir de relire : L’Anatomie de la mélancolie de Burton, le Religio Medicis de Browne et le Léviathan de Hobbes »), jouant à fond sur la relativisation des modes de vie et de conjugalité occidentaux par référence aux habitudes des sociétés primitives (encore que rien ne soit simple là non plus : « J’ai bien peur que souvent, en anthropologie, ce que nous prenons pour des trésors de sagesse traditionnelle ne soient en réalité que des erreurs de traduction. Il est très facile d’idéaliser une autre culture quand on est loin. Quand on en est partie prenante, c’est une toute autre histoire »), L’Epouse hollandaise semble vouloir embrasser tous les registres, comme un grand kaléidoscope où Borges rencontrerait Conrad sur une documentation réunie par Lévi-Strauss et une intrigue signée Agatha Christie. Admirable.