Qu’est devenue la tête de Gogol après sa mort ? Une légende raconte qu’après avoir été dûment mis en terre, le cadavre du grand écrivain russe, mort en 1852, aurait disparu de son cercueil : c’est d’elle que part Anatoli Koriolov pour se lancer dans une grande méditation transhistorique sur le thème de la révolution et de la terreur à laquelle elle a généralement été liée, en France comme en Russie. La tête coupée, c’est l’allégorie de l’horreur révolutionnaire, de l’utopie de la table rase et des matins qui chantent, du délire rénovateur et purificateur du grand soir. La « clef des deux cents dernières années de l’histoire moderne », la « porte de l’enfer du XXe siècle », c’est dans la tête du pauvre de Launay (gouverneur de la Bastille en 1789 et premier cou tranché de la révolution française) qu’elle se trouve ; le devenir inévitable de toute révolution violente, c’est dans ces tombereaux de « têtes qu’on porte à travers les rues de Paris » qu’on le découvre, véritable « norme esthétique nouvelle qui a pour objectif de frapper l’imagination, les sentiments et l’intelligence du spectateur par une œuvre inouïe, un art singulier ». Résultat des courses : la naissance d’une « nouvelle rhétorique » qui, « depuis deux cents ans, porte à l’humanité les coups les plus terribles ». C’est à partir de là que « les phrases se mirent à peser plus lourd que les vies humaines », la Terreur n’étant « qu’une ombre de la Novlangue ».
Koriolov tourne autour de cette énigme de la « beauté du mal » et de la fascination de l’Occident pour la révolution (avec son duo table rase / rasoir national) dans un texte dispersé et fantasmagorique où les époques et les genres se mélangent. On y suit le destin de la future Madame Tussaud (celle du musée londonien) qui, à l’heure où la guillotine tourne à plein régime, se promène dans Paris pour ramasser les têtes coupées et les transformer en effigies de cire ; on y suit également les aventures de Katia, jeune militaire russe chargée par Staline de ramener la tête d’Adolf Hitler à Moscou afin qu’il s’assure qu’il est bien mort. La première fréquente le gratin des grands révolutionnaires français, la seconde fait la rencontre du petit père des peuples (dans la bouche duquel l’auteur place cette phrase qui résume l’essence du phénomène totalitaire en quelques mots : « Le peuple est malade. Le corpus mysticum ne dégage que poison, dénonciations, jalousie, méchanceté. Le fouet est l’unique remède pour le souffrant »), une myriade de personnages secondaires venant par ailleurs s’infiltrer dans ce double fil narratif, à commencer par Gogol en personne. En résulte un roman bordélique et cocasse, mixte humoristique de « document et de mythe, avec des éléments d’humour noir », selon la description qu’en donne Koriolov lui-même. Les ponts que jette celui-ci entre révolution française et révolution russe (avec un talent indéniable pour le raccourci) pourraient sans doute faire discuter les historiens et les philosophes pendant des heures ; ils lui permettent en tous cas de proposer un regard décalé et original sur la question de l’utopie et du totalitarisme, révélant au passage l’actualité qu’elle conserve en Russie, quinze ans après la chute de l’Union Soviétique.