On ne sais pas qui a inventé cette technique de programmation qui permet de créer une atmosphère cotonneuse et onirique dans laquelle la lumière semble lutter pour percer, mais depuis le Prince of Persia d’Ubisoft, on a un peu l’impression de la voir partout. Numéro 2 dans le top du maniérisme arty après le cel-shading. Or, le consensus semble admettre que Prince of Persia ait une identité propre, une esthétique… une « âme ». S’il en était dépourvu, il n’aurait sans doute pas pu la perdre en franchissant le cap difficile d’un second épisode gothico-crado-gros-nichons. Enfin, pour être plus précis, il ne l’aurait pas bradée au profit d’un relooking soit-disant plus mature. « L’Ame du guerrier », c’est le sous-titre de Prince of Persia 2… On peut difficilement être plus clair : on peut être un warrior et avoir une « âme », tant qu’on garde ce flou lumineux qui soulage bon nombre de moteurs souffreteux en limitant la distance d’affichage. En poussant le sophisme dans ses dernières limites, on peut même admettre que Full spectrum warrior, l’avant-dernier jeu de Pandemic, a lui aussi une « âme », enfouie au plus profond d’un brouillard de guerre ne laissant filtrer les rayons du soleil qu’avec parcimonie. Oui, même un jeu aussi dégueulasse que ce shoot tactique forniquant sans remords avec l’actualité brûlante de la guerre en Irak peut prétendre à ce privilège. C’est dire si toute cette histoire d’ »âme » est à jeter à la poubelle.
Les gars de chez Pandemic Studios doivent kiffer à mort toute l’imagerie liée à la guerre en Irak. Peut-être même qu’ils se paluchent devant Fox News ou qu’ils rêvent la nuit d’endosser l’uniforme du parfait petit G.I. Il n’y a qu’à voir leur logo : un masque à gaz -on nage en pleine poésie champêtre… Le summum de la « fantaisie » chez Pandemic, c’est de changer quelques noms associés à un contexte bien réel. La Corée du Nord, par exemple, oppressée par un dictateur sanguinaire, le Général Song -c’est tout de même plus facile à retenir que Kim Jong-il-, théâtre de rivalités entres diverses nations et factions en pleine menace de conflit nucléaire… C’est l’univers très familier et très référencé de Mercenaries, dernière production de Pandemic adoubée par LucasArts, que le joueur va devoir fouiller de fond en comble pour retrouver les apparatchiks du régime corrompu de Song, dont le portrait est affiché sur un jeu de 52 cartes. « Toute ressemblance, etc., etc. ».
Contexte réaliste, fascination très « military otaku » pour l’arsenal militaire, clins d’oeil bien visibles à l’actualité récente. Terrain connu, méfiance, « jeu de guerre à la con » en ligne de mire… Et ce n’est pas le retour du fameux « flou lumineux » qui aidera à faire passer la pilule. Pourtant, au bout de quelques heures de jeu, on se demande si l’on n’a pas jugé les gars de Pandemic un peu trop vite. Peut-être sont-ils plus caustiques que prévu. Peut-être que derrière cette volonté de coller à l’actualité se cache une démarche plus ou moins satirique, à la limite du cynisme le plus nihiliste. La guerre, et le business qui en découle, les petites mesquineries entre Nations, la realpolitik… Valsant entre plusieurs employeurs aux intérêts divergents, le mercenaire que l’on incarne est le spectateur privilégié et détaché du petit théâtre de l’Humanité en déroute. Tout le monde se fout sur la gueule pendant qu’un détraqué s’apprête à balancer des ogives nucléaires sur ses voisins, et moi je ramasse l’argent qui coule à flots. Ce n’est pas encore du Kojima au niveau de l’audace et des messages pacifistes passant en contrebande, juste une esquisse de réveil tardif de la part de Pandemic. A moins que, tout bêtement, cette manière très délicate de cracher dans la soupe ne soit la conséquence indirecte de l’influence de GTA sur le gameplay de Mercenaries.
GTA, c’est une somme, cynique, vacharde, de tout ce que le jeu vidéo a pu apporter ces dernières années, du bon et du moins bon. Allez, au pire, c’est un symptôme. Il faut donc un peu plus que de l’opportunisme au ras des paquerettes pour se mesurer à lui. Ca, les suiveurs de toutes sortes, de The Getaway à True crime, ne l’ont jamais compris, se limitant à espérer quelques miettes du succès phénoménal du jeu de Rockstar. A première vue, Mercenaries semble faire les mêmes erreurs : c’est plus beau, plus fluide, plus abouti, moins brouillon qu’un GTA. Moins ouvert, aussi. Il y a forcément moins de choses à faire entre les missions dans un pays en guerre que dans une Amérique urbaine cauchemardée, moins de mini-jeux mal branlés, moins de sub-quests idiotes, pas de possibilité de faire joujou avec les bugs. Mais si le monde de Mercenaries est forcément moins fascinant que celui de GTA, le coeur du jeu, lui, est autrement plus réussi que les phases d’action poussives du jeu de Rockstar. Plus proche d’un Hitman dans son concept qu’un véritable third-person-shooter, le jeu de Pandemic favorise d’ailleurs l’approche camouflage. On ne peut pas endosser l’uniforme ennemi -malheureusement-, mais on peut très bien utiliser leurs véhicules, soit en les empruntant directement à leurs propriétaires, soit en se les faisant livrer par la mafia russe en échange de sommes astronomiques, ce qui facilite grandement l’infiltration de bases solidement armées. Le joueur est de toute façon libre de choisir sa tactique, de prendre des risques en s’attaquant à des chars d’assaut avec une misérable mitraillette ou d’assurer ses arrières à grands renforts de bombardement aériens hors de prix. La liberté d’action sans trop de dommages collatéraux techniques, c’est désormais possible…
Sous une encombrante purée de poix fluorescente, Mercenaries se cherche une « âme » qu’il ne trouvera jamais. Après tout, ce n’est rien de plus qu’un GTA guerrier. Mais ce petit précis de gameplay à l’attention de ceux qui voudraient marcher dans les traces de Rockstar en a-t-il vraiment besoin ? On a appris, il y a quelque temps, que l’armée américaine faisait la fine bouche devant Full spectrum warrior, initialement prévu pour entraîner les troufions dans un contexte de guerre urbaine. Trop « jeu vidéo ». Pas assez « réaliste ». Dans la réalité, les terroristes ne se promènent pas avec des grosses flèches jaunes au-dessus de la tête, et les munitions ne sont pas entourées d’un halo lumineux visible à plusieurs centaines de mètres. Tout espoir n’est pas encore perdu : Pandemic sait donc faire de bons petits jeux vidéo. Pour se trouver une « âme », il ne leur reste plus qu’à mettre les rangers au placard.