Bibliographie colossale, textes denses et parfois obscurs, absence à peu près complète de livres d’introduction accessibles au profane : pas facile de se colleter à l’oeuvre politique et philosophique de Castoriadis (1922-1997) sans rien en connaître a priori. Son chef-d’oeuvre, L’Institution imaginaire de la société (1975), est un work-in-progress revendiqué qui mélange des pages écrites sur une grosse dizaine d’années, à peu près impossible à maîtriser sans une bonne connaissance de l’oeuvre militante antérieure (les milliers de pages publiées dans la revue d’ultragauche Socialisme ou Barbarie) et une petite idée de l’œuvre philosophique à venir ; les six tomes de la série Les Carrefours du labyrinthe regroupent des textes généralement très courts et extrêmement denses, retravaillant inlassablement le même groupe d’idées sans forcément toujours en rappeler l’origine. La transcription des séminaires tenus à l’Ecole des Hautes Etudes dans les années 1980 s’adresse elle aussi à un public déjà familier de la pensée castoriadienne, même si le passionnant Ce qui fait la Grèce, paru l’an dernier, peut à la limite être abordé sans trop de difficultés par le lecteur profane. Alors ?
La meilleure manière d’entrer dans l’œuvre, c’est peut-être finalement de passer par les portes latérales : plutôt que de se jeter à corps perdu dans les textes philosophiques à proprement parler, commencer par les textes d’actualité, les entretiens et les interventions publiés dans la presse à partir du milieu des années 1970. En plus de ses travaux intellectuels, Castoriadis n’a en effet jamais cessé de commenter l’actualité politique nationale et internationale et de prendre part à la vie publique, que ce soit dans des revues « intellectuelles » (Esprit, Le Débat) ou dans la presse généraliste grand public (Libé, Le Monde, Le Nouvel Obs) ; quasi inconnu du point de vue médiatique durant toute la première partie de sa carrière, entre 1946 et 1965 (période durant laquelle il anime le mythique groupe révolutionnaire « Socialisme ou Barbarie », fondé avec Claude Lefort et où passèrent Jean-François Lyotard, Gérard Genette ou Guy Debord), il devient à partir des années 1970 un acteur régulier du débat public, débat où son humour cassant, la rigueur de sa pensée et l’intransigeance de son propos font merveille et tranchent agréablement avec le ronron consensuel habituel. (On se souvient notamment de sa jubilatoire démolition de BHL et des « nouveaux philosophes », aux côtés de Pierre Vidal-Naquet, à la fin des années 1970, ou de ses attaques tous azimuts contre les disciples de Heidegger tout au long des années 1980 et 1990).
Certaines de ces interventions avaient déjà été réunies dans Le Contenu du socialisme (chez 10/18, en 1976) et, surtout, dans Domaines de l’homme (1986) ; préparé par Enrique Escobar, Myrto Gondicas et Pascal Vernay, les éditeurs des séminaires de Castoriadis à l’EHESS, Une Société à la dérive regroupe une grosse vingtaine de textes, conférences et interviews réalisés entre 1974 et 1997, sur les sujets les plus divers (le bloc communiste, l’autogestion, la vie politique française au début des années 1980, l’idée d’avant-garde et de révolution, l’écologie, le marché, la Guerre du Golfe, la démocratie libérale, etc.). Dans un langage à la fois très simple et très précis, Castoriadis y décrypte le monde contemporain en y appliquant les idées qu’il a forgées et défendues tout au long de sa vie intellectuelle : la démocratie directe, l’autonomie individuelle et sociale, la crise des valeurs, la prise en main par l’homme de son destin. Le livre peut se lire dans les deux sens : soit pour avoir une vision percutante et inédite des grands problèmes d’aujourd’hui grâce à la grille de lecture intransigeante de Castoriadis, soit pour comprendre cette grille de lecture à partir d’exemples concrets et de l’actualité des trente dernières années. Là où ses textes théoriques peuvent rebuter par leur vocabulaire spécifique et leur densité, ces pages stimulantes offrent un accès facile et immédiat aux grands thèmes de sa pensée.
Les éditeurs ont notamment eu l’excellente idée de reprendre un long entretien accordé en 1974 à l’Agence de Presse Libération, basée à Caen, devenu quasi introuvable sinon sous la forme d’un vieux tapuscrit noirci fleurant bon la ronéotypeuse et le tract seventies : Castoriadis y retrace tout son parcours depuis son arrivée en France en 1945, à l’âge de 24 ans, décrivant en détail sa rupture avec le marxisme et le vaste chantier philosophique dans lequel il s’est lancé à partir de la fin des années 1960. Plus prosaïquement, on trouvera aussi des pages revigorantes sur l’imposture des « démocraties » représentatives modernes (qui, rappelle inlassablement Castoriadis, sont tout sauf des démocraties), sur la pauvreté du débat politique aujourd’hui (les « socialistes » sont décrits en termes ravageurs, le clivage gauche-droite est démoli sur pied) et, surtout, sur l’apathie politique dans laquelle s’enlise la population des pays occidentaux depuis une quarantaine d’années, le vide retentissant de la culture « postmoderne » et de ses rejetons philosophiques et la mort à petit feu du « projet d’autonomie » que l’Europe a hérité des Grecs et qu’elle a porté à sa puissance avec les Lumières, le mouvement ouvrier et les grandes transformations sociales des deux derniers siècles. « Ce qui est à changer, ce sont les attitudes de l’homme contemporain, de la société contemporaine, son idée des fins de la vie, de ce qui est important, de ce que nous sommes et devons être les uns pour les autres. La vraie politique, c’est cela, et en ce sens la vraie question de l’époque est la question politique, et cela à un degré d’autant plus aigu que l’on proclame plus bruyamment le contraire ».