Casas de lava (Maison de lave, 1994) et Ossos (Des os, 1997), où apparaît déjà Vanda Duarte, revue en 2000 dans No quarto da Vanda (La Chambre de Vanda), méritaient un vrai travail éditorial pour leur sortie en DVD. C’est chose faite, l’éditeur de ces deux films de Pedro Costa ayant choisi de les présenter séparément tout en proposant une assez riche série de bonus (interventions de critiques, du chef opérateur et du photographe Jeff Wall). Mais la rareté et la qualité des titres proposés suffisent de toute façon largement à rendre indispensable cette édition.
D’emblée, on peut remarquer que la figure de l’infirmière se répond en échos dans les deux films, elle se dédouble même dans Casas de lava. La première, jouée par Inès de Medeiros (qu’on reverra ensuite sous les traits d’une prostituée dans Ossos), quitte le Portugal en compagnie d’un ouvrier du bâtiment (Issac de Bankolé, impressionnant de naturel et de retenue), dans le coma après un accident du travail. Elle le ramène au Cap Vert afin qu’il puisse revenir à la vie dans son pays natal, sa « Maison de lave ». Peut-être rêve-t-elle de fondre son corps vêtu d’une robe rouge dans celui, noir ébène, de Leao, comme la lave sillonnant les roches volcaniques des alentours. Ses actes se substituent à ses secrètes motivations, sa présence sur l’île, aux côtés de Leao, est un acte de volonté et d’entière affirmation. Sur les traces au départ d’une nouvelle Ingrid Bergman (Stromboli et Europe 51) elle fera aussi l’expérience du rejet par son nouvel environnement, et, parallèlement à cela, d’un possible ancrage, assurément précaire, d’une forme d’acceptation ouverte parce que toujours problématique. Au coeur d’un balancement (voir le flux des vagues), d’une instabilité quasi ontologique (décadrages, montage cut), s’instaurent à la fois une topographie des lieux et le portrait d’une communauté protéiforme en perpétuelle circulation : les liens entre les personnages s’anéantissent, se tissent, se recomposent sans cesse.
Dans Ossos, les deux infirmières ne sont pas d’un grand secours pour les personnages principaux, des habitants d’Estrella d’Africa, quartier situé aux périphéries de Lisbonne, puisqu’un bébé est déjà un fardeau pour un couple disloqué. Le jeune père souhaite vendre l’enfant qu’il n’arrive plus à nourrir, seulement à aimer. Mais on ne se débarrasse pas si facilement de l’humanité, même réduite à une cohorte de spectres qui hantent des lieux aux murs tachés et humides, s’effritant comme des peaux en putréfaction qui bientôt (ou déjà), laisseront place à des os abrupts, étrangement pesants et persistants. Cela, ces infirmières comme le cinéaste l’ont compris.
Très vite, Pedro Costa apparaît comme un grand cinéaste du corps, de la peau et du visage, donnant une présence à ceux que l’on assimile à des rebuts de la société, sans toutefois fournir de kit pour un changement (projet émancipateur séculaire ou rédemption chrétienne) : tel n’est pas son propos, déclare d’ailleurs Serge Kaganski avec pertinence. Son cinéma est un bel exemple de cinéma moderne, dont la modernité ne se réduirait pas à un bric-à-brac d’effets repris avec ostentation, mais à une palette vivante, visant à établir une esthétique de la dignité, à hauteur d’hommes qui -justement- en ont absolument besoin (ils sont généralement privés de représentation, d’existence digne de ce nom). Derrière la modestie apparente du projet de Costa (pas de levier de changement, donc), difficile de rester insensible à la façon dont il restitue une dignité à des sujets en voie de décomposition, en enregistrant leur présence si souvent synonyme de survie.