Peut-on sauver le monde en ayant l’air d’aller manger une glace ? Pourquoi Frodon n’a-t-il jamais utilisé l’anneau pour faire des blagues d’ordre sexuel ? Un héros peut-il être futile ? Si la majorité des rôlistes lèvent déjà un sourcil réprobateur rien qu’à l’évocation d’une telle idée, les habitués du RPG jap’, eux, savent combien la présence du « petit comique » est nécessaire à toute communauté en quête de monde à sauver. Que serait Dragon quest sans ses « slimes » ? Final fantasy sans ses chocobos et autres mogs, adorables chatons obèses ? Autant de figures scénaristiques enfantines et niaiseuses qui permettent aux développeurs de faire retomber la tension entre deux souffles épiques. Avec une constance aussi dogmatique que peut l’être le RPG nippon. Qu’advient-il lorsqu’on bouscule cette économie de l’idiotie pour en faire la mise en scène principale d’un RPG de 80 heures ?
Jouer à Tales of symphonia (TOS) apporte un début de réponse. Attention, TOS n’est ni vraiment délirant (Far east of Eden) ni totalement absurde (Anjuku hero). Il est seulement niais… jusqu’à la provocation. « Alors comme ça tu peux faire des invocations ? C’est vraiment trop cool », « Je suis bien content de partir régénérer le monde. Comme ça, la paix et l’amour triompheront toujours »… Passerait encore si ces phrases sortaient de la bouche d’un side-kick un peu benêt. Mais ce sont les propres mots du héros principal, Loyd Irving, jeune épéiste, analphabète et irresponsable. Leader d’une « communauté de l’anneau » façon cour de récré -les protagonistes sont encore tous à l’école lorsque démarre l’aventure- avec, au centre de l’équipe, une élue destinée à régénérer le monde. Pas si choquant que cela, a priori. L’audace scénaristique n’ayant jamais été le point fort de ce type de production. Certes… Mais encore faut-il pouvoir supporter l’élue qu’on est censé protéger. En l’occurrence, Colette : une belle des champs bête à bouffer du foin et dégoulinante de bons sentiments. Un enthousiasme virginal communicatif et la haine des gens méchants. L’élue est le clou rose bonbon d’un détournement kawaii du Seigneur des anneaux. De quoi se dégoûter ad vitam de toute forme de philanthropie… Au rang des personnages « sérieux », on ne retiendra guère que la présence de Kratos, le mercenaire empreint de morgue et d’une rigueur toute martiale. Bien sûr, on pourrait vanter l’extraordinaire qualité des graphismes et son esthétique picturale. Epiloguer des heures sur le système de combat dont l’apprentissage ressemble à une patiente défloraison du joueur tant il s’avère complet, pédagogique et infini dans ces possibilités. Rien n’y fait : penser à Tales of symphonia, c’est toujours se retrouver confronté à l’illustration de la mièvrerie en temps de crise mondiale. Et qu’on ne s’y trompe pas ! Les ennemis, les Désians, malgré leur design de Playmobils coiffés façon Galactica, sont d’authentiques nazis. Culture de la race humaine en camp de travail, transformation des « êtres inférieurs » en armes de destruction massive et déshumanisation à tous les étages. On a rarement poussé la comparaison aussi loin avec la face sombre du XXe siècle.
Peut-on encore sauver le monde avec l’air d’aller manger une glace ? C’est au détour d’une saynète que l’on comprend enfin ce choix de mise en scène pour le moins plombant. Dixit l’élue : « Ce n’est parce que je souffre que le groupe entier doit en pâtir. Notre mission est encore longue et puisque nous sommes tous ensemble, je veux que ce soit chouette. Je ne veux pas casser l’ambiance ». Tandis que le joueur puriste fait abstraction de l’insupportable bonne humeur de nos joyeux compères pour se concentrer sur sa quête, Colette, elle, régénère le monde et devient un ange. Elle perd progressivement le goût, le sommeil, le toucher… Elle devient une abstraction déshumanisée. Derrière son gnangnantisme doucereux se dessine la conscience de sa perte toute proche. Sa futilité, son sourire de potiche deviennent alors ce que ce sacrifice ne pourra pas lui prendre : son humanité. La niaiserie et le rire comme ultime rempart contre l’immondice. Dans la cour des RPG, Tales of symphonia est un peu la prom-queen. Sophistiquée mais classique, en apparence futile et forcément splendide, c’est le genre de bombasse qui fait rêver et dont la perfection de façade a un revers exorbitant. Parce que cette fille-là doit rester un rêve, on lui refuse ce que l’on accepte chez les autres. Les blessures secrètes et la rancoeur du monde. Cette fille-là, personne n’acceptera de lui prêter une épaule compatissante. Alors, elle serre les dents et joue son rôle, persuadée que personne ne l’entendra pleurer.