Il y aurait une réponse toute faite, tirée d’une aimable rhétorique, à l’épuisement qu’impriment sur nos paupières la puissance ténébreuse, la cruauté certaine, la terrible et brûlante violence de Saraband. Sortir vidé de ce qui sera l’ultime stridence du cinéma d’Ingmar Bergman, et enchaîner vite : dire qu’ici tout commence. Que ce grand rideau déchiré, déchirant, qui tombe sur l’oeuvre, ouvre tout autant sur le début du monde ou sur l’acte I d’une pièce à écrire. Enfin, c’est là que s’achève Saraband, là d’où devrait s’élancer le cinéma s’il n’était pas chimère : sur la reconnaissance de tous les visages de tous les acteurs de la comédie ou, au choix, de la tragédie de la condition humaine, c’est-à-dire la violence, la joie, la haine, l’amour, l’orgueil, l’inquiétude et surtout l’inconsolable, l’insoutenable et enivrant voisinage des fantômes. S’il doit se terminer maintenant, le cinéma de Bergman va s’arrêter, comme toutes les grandes oeuvres, sur un seuil. Saraband s’avance –après la répétition : avant la première, qui se jouera de l’autre côté de la vie.
Voilà confirmé, en tout cas, une sorte de proverbe que l’on veut vrai : les grands cinéastes cheminent toujours vers la simplicité -une simplicité même secrète. Cela, Saraband l’accomplit crûment. Tourné en vidéo haute définition pour la télévision, projeté uniquement en numérique (Bergman s’oppose à une sortie en salles, excepté pour la France, et sous certaines conditions techniques), le film frappe d’abord, glace plutôt, par son extrême dépouillement, sa nudité. Nudité narrative : entourées d’un prologue et d’un épilogue montrant Liv Ullmann qui soliloque face caméra, attablée devant un parterre de photographies, dix séquences dialoguées. Nudité de l’image : sous la vorace lumière de la vidéo HD, la mise en scène n’enregistre que ces échanges joués à deux, ces dix dialogues, ces dix duos. A peine la mise en scène a-t-elle pris soin, dans la première séquence, de claquemurer, à coups de portes flanquées, les personnages dans l’intérieur de ces face-à-face. Portes fermées, verrouillées : personne n’entre qui n’est déjà là, car c’est à l’intérieur, dans la profondeur, dans l’épaisseur du temps venu de la parole, que tout s’anime ou se disloque, que tout bouge.
Cette première séquence : Liv Ullmann est de nouveau Marianne, elle vient retrouver Johan (Erland Josephson) -les deux comédiens sont absolument prodigieux- qu’elle n’a pas vu depuis trente ans. Marianne, Johan, on les connaît, ce sont les protagonistes du tout aussi douloureux Scènes de la vie conjugale. Marianne, comme appelée, vient retrouver Johan dans son aigre retraite (lieu bergmanien : une maison isolée en pleine nature), dans sa misanthropie et sa vieillesse : leur étreinte, leur baiser, est déjà une fulgurance inattendue, sublime, mais bientôt noyée. Deux personnages s’ajoutent : Henrik, né d’un premier mariage de Johan, et sa fille Karin. Henrik hait son père qui le méprise en retour ; Karin, jeune violoncelliste, tente de résister au poids d’un amour paternel qui s’est jeté sur elle, plus violemment que jamais depuis que sa mère, Anna, est morte. Anna, qui n’a connu que l’amour (elle a aimé, on l’a aimé, on la vénère désormais), hante totalement le film, par sa photo qui vient comme un songe insister sur cette nuit des affects tombée sur chaque personnage. Anna qui aimait Henrik, amour que jalousait Johan, lequel, avec l’orgueil qu’on lui connaît, ne pardonne pas à son fils d’avoir été ainsi aimé par une femme si aimable. L’arrivée de Marianne fait office de paratonnerre à cette foudre qu’elle conduit sous terre et qui fait trembler les vivants et les morts, tout au long de ces dix terribles dialogues.
Deux images, à l’exégèse interminable, qu’il faut au moins évoquer -faute de mieux, faute de place- pour dire par quelle altitude tragique passe la course du film, commencée depuis les entrailles de la terre (n’est pas résolue la question essentielle du lieu de la mort : sous le sol ou par-dessus le ciel, mais enfin, il faut en passer par le très bas et le très haut). Allons à la fin du film, à la dernière séquence : là Johan pousse un râle terrifiant, puis demande à Marianne de venir se coucher près d’elle dans un lit trop étroit. Il veut qu’ils soient nus tous les deux, elle accepte. Lui, tremblant, déformé par l’âge sous sa chemise de nuit ; elle, qui retire la sienne en contre-jour. Le cinéma de Bergman, pourtant si riche, n’avait peut-être jamais atteint pareille puissance et profondeur quand il montre ces deux vieux corps blottis l’un contre l’autre, grotesques et sublimes, cadavres, jeunes mariés, fantômes et enfants. Allons enfin à l’épilogue, où Marianne, toujours devant ses photos, rappelle une visite récente qu’elle a faite à sa fille autiste : celle-ci ne la reconnaît plus depuis longtemps, mais ce jour-là, au moment où elle lui ôtait ses lunettes, Marianne a vu dans ses yeux -et nous aussi- quelque chose comme une lumière, une présence, une interjection muette mais vitale qui dit qu’elle existe quand même, qu’elle n’est pas morte derrière son regard éteint. Qu’ici aussi, derrière le rideau de la folie, tout commence.