Durant plusieurs semaines, Malek Bensmaïl est parti filmer divers patients dans un hôpital psychiatrique de Constantine en Algérie. De son projet initial -partir sur les traces de son père, fondateur de la psychiatrie algérienne-, l’auteur a tiré un état des lieux saisissants du pays. Le film avance ainsi comme une enquête aux confins du fantastique, hantée par la terreur et les superstitions, dévoilant à travers chacun des patients diverses facettes d’un pays durablement traumatisé par des années de guerre civile, de népotisme et de corruption.
Ici une jeune fille bardée de diplômes qui sombre peu à peu dans un délire de persécution mythomane, là un anonyme qui se rêve en émir de la paix et chante « we are the world, we are the children » à tue-tête. Ailleurs, une femme désespérée qui voudrait se suicider mais n’en a pas la force. La succession de témoignages bouleversants, filmés avec une extrême pudeur, dans le creux des rapports entre malades et thérapeutes, n’est jamais prétexte à jugement. Bensmaïl livre une sorte de matière brute, profondément vivante, ne forçant pas à travers les mots des aliénés un quelconque décryptage (tout revient ici fatalement au politique et à la religion) mais à recueillir quelques traces, comme autant d’étincelles jetée sur le chaos.
Il y a là une croyance dans les puissances de la saisie, de la captation d’un réel toujours allié qui contraste avec les méthodes d’un Michael Moore : nul besoin de la matière morte de l’explication ou de l’exégèse ici, la description d’une sorte de tragédie sociale, comme pouvait l’être aussi Bowling for Columbine, enclenche chez Bensmaïl des questions de pur cinéma : place à trouver entre le pur enregistrement (centaine d’heures de rushes) et travail d’organisation et de distribution du découpage. Le mouvement même du film indique qu’aucune durée (la sortie en salles montre une version deux fois plus longue que celle de la diffusion sur Arte), aucun format ne sont à la mesure de la matière filmée : temporalité du réel, mystère de la folie résistent à toute prise. Beauté et douceur d’Aliénations, mélange d’humilité et de radicalité sans équivalent dans le cinéma social contemporain.