« C’est une fille », annonce avec désespoir la sage-femme au nouveau père, qui une minute plus tôt célébrait l’arrivée imminente d’un fils. « L’an prochain, ce sera un garçon », déclare l’homme, stoïque, qui s’en va noyer le nouveau-né dans une bassine de lait. Image-choc sur laquelle la caméra s’arrête longuement, comme tétanisée par la cruauté du geste. Le corps du bébé ne remontera pas à la surface. Seules les gouttes de lait dégoulinant lentement le long de la bassine attestent de la mort. La scène est brève, cinq minutes à peine, mais ces cinq minutes-là annoncent crûment la couleur. Le problème que Manish Jhâ a choisi comme décor de son film est douloureux, presque tabou. Dans une Inde rurale que l’Inde moderne voudrait bien oublier, on tue encore des filles.
Et si les femmes, à l’avenir, finissaient par disparaître ? Dans le village qu’invente Manish Jhâ, entre observation réaliste de ses contemporains et pur fantasme, c’est ce qui est arrivé. Et si cette situation peut donner lieu à quelques scènes burlesques (pour faire taire le désir des hommes, tout est bon, du porno de contrebande aux relations homosexuelles, en passant par les vaches de l’étable), le rire s’éteint aussi vite qu’il s’est déclenché, à l’instant même où apparaît le chaînon manquant de l’histoire : la martyre, belle et grave comme une madone de Raphaël, qu’un aristocrate découvre et achète à prix d’or pour la livrer à ses cinq fils. Les uns après les autres, ces hommes, incapables de tirer les leçons de leur longue solitude, font de la vie de cette femme un calvaire. Un homme, Indien de surcroît, pouvait-il aisément s’emparer d’un tel sujet ? Le cinéaste répond par l’affirmative, et c’est avec une douceur infinie qu’il aborde chaque moment de son histoire. Les comportements de ses personnages masculins sont à peine supportables, mais il n’est nul besoin d’effusion de sang ou d’acharnement criminel pour les exprimer. C’est tout le sens de ces gouttes de lait, blanches et pures, comme l’enfant qu’on assassine sauvagement, mais hors champ. Rien dans ce regard pudique, propre au cinéma indien, n’est dû à une quelconque censure. Que meurtre et viols ne soient que suggérés ne leur ôte rien de leur monstruosité.
Cette inhumanité que le film assène jusqu’à la douleur, c’est aussi la principale faiblesse du film. Difficile de croire en la note d’espoir sur laquelle s’achève Matrubhoomi et d’oublier le sadisme des hommes, la lente dégradation de la frêle héroïne vers la bestialité. D’un tabou à l’autre, Manish Jhâ voudrait tout briser : condition féminine, homosexualité, religion, système des castes, tout y passe, dans un étrange désordre. Et la grande scène finale, un peu outrancière dans un film où tout n’était qu’horreur contenue, ne fait qu’accentuer le décalage. Il y a dans ce premier long métrage une rage un peu juvénile, qu’on voudrait moins irréfléchie. Mais il y aussi chez Manish Jhâ, jeune cinéaste déjà remarqué par une avalanche de prix (Cannes, Venise, Florence, Deauville, etc.), la promesse d’un cinéma indien original, brillant et engagé.