La beauté du Conan de John Milius était avant tout archétypale. Sa structure ternaire (révélation, résurrection, transcendance) obéissait avec une rigueur inégalée aux schémas mythologiques les plus ancestraux, ceux mis en lumière par les références du genre (de Homère à Robert E. Howard, en passant par Tolkien ou encore Joseph Campbell). Resté dans l’imaginaire collectif comme un programme de salle de sport, comme une pub pour un banc de musculation, le film tient en réalité d’avantage de la chanson de geste, avec tout ce que cela entend de rigidité esthétique (construction en tableaux, montage fonctionnel) mais aussi de puissance évocatrice (suprématie du plan, apothéose du corps). Cette mise au point s’impose au moment où déboule son successeur signé Marcus Nispel. Elle entend souligner que tout ne se vaut pas dans l’heroic-fantasy, que derrière les rochers en polystyrène ce cinéma peut brasser des enjeux qui nous traversent, s’inscrire dans une longue tradition écrite et orale. Ou alors sombrer dans le syndrome Musclor.
Le syndrome Musclor, c’est le pire travers possible, l’incapacité à dépasser le décorum kitsch indissociable de l’heroic-fantasy. Il surgit lorsque rien n’advient à l’écran, lorsque ni la mise en scène ni le récit ne portent, incarnent ou subliment les enjeux. Si l’on n’attendait pas de Nispel le même symbolisme séminal, la même densité épique que celle insufflée par Milius, restait au moins l’espoir de le voir aiguillonner cet univers comme il y était parvenu avec Massacre à la tronçonneuse et Vendredi 13. En tout cas, rien ne nous préparait à ce petit accident industriel : pendant près de 2h, Nispel confond amplitude épique et voyage organisé (6 jours-7 nuits en Hyborie occidentale), mise en scène dynamique et faux-raccords nanardeux (le dialogue sur le bateau, un gag en soi), Conan le barbare et Kalidor. Sauf que son reboot n’a même pas la candeur amusée du film de Richard Fleischer, il se vit comme une adaptation fidèle de Robert E. Howard, avec du sang, des muscles et des nichons. Or, le genre réclame bien plus que ces ornements. Il a besoin de temps et de plans, toute chose que le cinéaste refuse de prendre et de filmer. Résultat : il y a d’avantage d’Howard dans la seule scène de crucifixion du fauché Solomon Kane, que dans tout le nanar friqué de Nispel. C’est que le mal est profond…
Que pouvait-on en effet attendre d’un pareil projet ? Ses fondations n’étaient-elles pas sapées d’avance ? Avec le recul, le Conan de Milius était comme une synthèse avant l’heure des 80’s : le film, réalisé en 1981, profitait du récent retour du corps en tant que sujet pour se raccorder à la mythologie passée et inventer la sienne. Soit l’exact programme du Hollywood de cette époque, cinéma du mythe, de la transcendance, en rupture avec le réalisme cru des 70’s. Au-delà du nanar, le principal écueil de ce Conan 2011 est là : il feint d’ignorer son anachronisme, refuse d’admettre son retard constitutif. Non que ce cinéma ne puisse plus s’envisager au premier degré, au contraire, simplement la représentation du corps a évolué, ses enjeux se sont métamorphosés, et il faut le prendre en compte (surtout dans un reboot). Stallone l’avait bien compris dans ses derniers Rocky et Rambo en choisissant de se filmer comme une anomalie, comme une mutation incongrue. Trop musclé, le corps n’est aujourd’hui qu’une carcasse encombrante, un caillot dans un environnement de plus en plus fluide (voir les rôles dévolus au bulldozer Dwayne Johnson). Conan était l’occasion idéale de revenir sur la question.
Mais alors que Vendredi 13 -et dans une moindre mesure Massacre à la tronçonneuse – résolvait cette problématique du remake et de l’héritage, le Conan de Nispel fonce tête baissée dans la démonstration par l’absurde : il faut voir le greystokien Jason Momoa surjouer le mâle viril, le barbare bien membré, mais sans jamais vraiment l’assumer, incrédule à lui-même, comme s’il savait inconsciemment que quelque chose clochait. Le pauvre a beau prendre la pose et froncer ses improbables sourcils, impossible de voir en lui autre chose qu’un ersatz trop propre, qu’un produit de substitution sans âme. Et le film est pareil, à vouloir s’inscrire dans les pas de son prédécesseur tout en marchant à côté de ses pompes : si lui aussi fait mine de se raccorder à une certaine mythologie (les 80’s musclées cette fois), il échoue en revanche à écrire la sienne. Il aurait fallu pour cela choisir, trancher entre l’anachronisme convaincu et la relecture post-moderne. Ou alors, comme on le sous-entendait plus haut, interroger justement l’ambiguïté temporelle du projet, travailler cette idée d’un film mort-né, mais n’est pas Spielberg qui veut (revoir Indy 4 pour s’en convaincre). Ecartelé entre sa note d’intention (film couillu) et sa finalité (film couillon), sabordé par un mix d’esprit de sérieux et d’absence de recul, le Conan de Nispel c’est en fait bien pire qu’un nanar et autres syndromes Musclor : c’est du Frazetta piraté par Tahiti Douche.