Trente ans après son départ du Chili, Raoul Ruiz renoue enfin avec son pays. Ça pourrait faire l’objet d’un retour en grandes pompes, mais pour le plus boulimique des cinéastes, c’est presque un travail de mémoire aussi difficile à restituer qu’impossible à fêter. Jamais Ruiz n’a songé à l’exil pour un de ses films et le Chili représente même de son propre aveu une paralysie créatrice. Après quelques documentaires, il décide d’adapter sans les relire, deux nouvelles de Fédérico Gana découvertes à 8 ans à l’école. Mais Dias de campo ou « journées à la campagne » en français, trouve presque trop rapidement sa place dans la filmographie foisonnante de son auteur. A tel point qu’il s’en attriste même discrètement, tant il ne soigne aucun des blocages du cinéaste et renchérit sa partition malicieuse. Ruiz fait de ses traditionnelles pirouettes un dispositif purement flottant qui restitue au mieux sa vision du trou noir que rien ne peut boucher.
Comme souvent chez le cinéaste, ça commence par une mise en scène ultra-théorique, genre fable expérimentale qui se construit au fur et à mesure. Don Fédérico, vieux notable chilien, boit un verre avec un ami. Il est vivant en champ, mort en contre-champ. Plan suivant, il cueille des allumettes géantes dans son verre de vin puis parle d’un livre qu’il ne parvient jamais à terminer. Puis flash-back de trente ans, à la campagne, dans le domaine de Don Fédérico. On y voit des fantômes, des gouttières spectrales qui ruissèlent dans la maison, une domestique qui meurt et ressuscite. Ruiz assemble le tout par sa bonhomie habituelle de vieux briscard, où fantastique et réel sont mis à plat dans une trivialité de petit maître. Les décrochages, apparitions-disparitions sont appréhendées avec un tel métier que le film délaisse rapidement la malice pour prendre une tournure dépressive et désenchantée. Ruiz était parti de rien pour trouver quelque chose, mais il en revient constamment au point de départ, c’est à dire au néant.
C’est là que réside le tour de force, discret mais réel. Ruiz tisse un canevas engourdissant et hypnotique, où les plans et images s’effacent inexorablement, rappelant la déliquescence stylistique d’un Paul Schrader. Dias de campo souffre d’en rester à la surface, du moins de ne la perforer qu’occasionnellement, toujours dans un non-style. Le ludique 100 % Ruiz agit comme une soupape alors qu’un plan étiré, la dureté subliminale du visage de l’actrice Bélgica Castro ou le mobilier bunuelien de l’intérieur bourgeois laissent une trace d’abîme insondable et glacé. Ruiz ne l’a peut être pas fait exprès, mais l’essentiel est là. Dias de campo reconnaît pour lui que le style est plus souvent l’expression d’une frustration que d’une vision sereine du monde.