On avait laissé Richard Bausch sur un recueil de nouvelles, Espèces menacées, récits de petits riens qui venait chercher chez chacun d’entre nous les marques d’une humanité en désertion. Avec Petite visite aux cannibales, on change de dimension et on pénètre dans une fresque monumentale. Ce portrait croisé ouvre un dialogue entre deux femmes de deux époques, deux univers, deux esprits totalement différents. Dans l’Angleterre victorienne, d’abord, une dénommée Marie Kingsley, qui après avoir sacrifié ses jeunes années au chevet d’une mère éternellement malade, décide de tout quitter à la mort de ses parents. Fascinée depuis toujours par la vie aventureuse de son père, persuadée de ne jamais pouvoir trouver à Londres quoi que soit qui lui convienne (à commencer par un mari), elle part. C’est en Afrique qu’elle va passer les sept dernières années de sa vie, au milieu de terres inhospitalières, que peu de blancs (et encore moins de blanches) trouvent le courage d’explorer. De ces années restera pour la postérité un récit de voyage, le souvenir de la première femme à escalader seule le Mont Cameroun, faisant naître jusque chez cette bourgeoisie anglaise qu’elle avait un jour préféré fuir un sentiment étrange, respect et admiration mêlés.
C’est ce personnage singulier que, bien des années plus tard, Lily Austin achève de décrire dans la pièce à laquelle elle travaille depuis son adolescence. Née dans les années 1960, fille d’acteurs de théâtre, enfant solitaire nourrie de lectures, Lily est depuis ses 14 ans fascinée par la figure de cette aventurière découverte par hasard et destinée à jouer dans son existence un rôle de cristallisateur. Presque à son insu, parfois. Car Lily est une fille de son temps : lycée, fac, mariage après la remise du diplôme, tous les clichés d’une certaine Amérique sont là. Ainsi que la chute, la perte des illusions. C’est la vision de Marie Kingsley, atypique, qui porte Lily dans les pires moments, en la confrontant à ses propres préoccupations. Pourtant, confrontée aux mutations d’une société qu’elle n’accepte pas toujours, en butte à ses propres contradictions, Lily Austin est un personnage d’une étonnante complexité. Ce qui la pousse d’ailleurs en marge des siens, dans ce monde qu’elle habite comme malgré elle, toujours menée par un même fil conducteur, l’écriture. C’est à travers une correspondance vers l’au-delà qu’on suit le parcours des deux femmes : Lily, pour nourrir son récit, écrit jour après jour des réponses aux lettres à une amie imaginaire que Bausch attribue à Marie Kingsley. Le journal devient vérité et lève le voile sur les mystères de leurs deux vies. Peu à peu, Bausch ébranle les bons sentiments, l’image figée d’une Amérique de la South Belt écrasée par les clichés et que l’actualité ne fait rien pour rattraper. On passe de l’intérieur des terres et de ses préjugés à la Nouvelle Orléans, plongeant au passage au cœur de vies de familles dont le vernis de superbe s’écaille dangereusement, au milieu de couples qui se déchirent ; avec, comme un mirage lointain, Marie Kingsley et sa solitude, terrifiée à l’idée d’affronter une vie simple. De l’histoire à l’intime, Bausch joue sur deux registres sans jamais relâcher la trame de son récit. Et au-delà de ces deux portraits de femme, c’est vers une définition de la liberté qu’il nous mène.