Lorsque, il y a plus de trois ans, on avait chroniqué dans ces colonnes Electric circus, le précédent album de Common, on avait salué l’exercice de style néo-psychédélique, tout en en regrettant le caractère appliqué et scolaire. Confronté aujourd’hui à ce Be en forme de renaissance jazz-soul pitchée concoctée par le piéton de Jésus hip-hop de 2004, Kanye West, on peut reprendre presque exactement les mêmes critiques ; hélas, sans reprendre les fleurs qu’on avait lancé à Electric circus -à savoir cette tentative un peu folle de ressusciter le Black rock d’Hendrix ou de Prince, pour les auditeurs hip-hop de 2002 (depuis, les Outkast ont démontré que cette voie était loin d’être vaine).
Car ce que beaucoup ont reproché au précédent album de Common -cette volonté de rapprocher un certain rock aventureux des territoires ultra-codés du rap contemporain, au risque du n’importe quoi- était justement ce qui nous avait fait sauver ce disque ; et qui, après réécoute, nous fait encore ranger Electric circus parmi les disques injustement sous-estimés de l’histoire du rap, aux côtés des troisièmes De La Soul et Jungle Brothers ou des albums solo de Cee-Lo Green.
Cette bizarrerie, même forcée, est ce qui manque à Be, et c’est tout le problème. Qui est aussi, plus généralement, le problème de Kanye West, que le fantastique succès US de son album solo l’année dernière (The College drop-out) ne résoud pas, mais au contraire illustre : Kanye est un bon élève. Il est sûr de lui, a bien appris ses leçons (en l’occurrence, ses cours de Great black music), a des intentions positives, sait faire rire la classe et emballer les filles par-dessus le marché. Bref, c’est une tête à claques, auquel on préfèrera évidemment le cancre qui pue de la gueule Lil Jon ou le weirdo solitaire Edan. L’ennui c’est que Common est exactement pareil, et que l’association des deux ne forme pas cette Dream Team que leurs aficionados à bonnets en laine tricotée imaginent, mais un alliage de bons sentiments musicalement inoffensif.
Dès le début Kanye West plante le décor : clairement, les claviers jazz-rock de Be (Intro) évoquent davantage le Return to forever normalisé de Chick Corea que le Miles en liberté de Get up with it (ou, a fortiori, Mwandishi Herbie Hancock). Et, après un détour bienvenu par ce coin d’la rue où les Last Poets distribuent leur sagesse urbaine (The Corner), la suite continue sur cette lancée apathique : si GO ! est relativement réussi dans son effort de recréer l’atmosphère alanguie des premiers Pete Rock & CL Smooth, Faithful et Testify sont du pur Kanye 2004, voix pitchées incluses, dont le systématisme sent trop la recette pour convaincre, tandis que l’extrait du Dave Chappelle Show The Food, censé illustrer la puissance live de Common, souligne surtout la platitude de la production de son nouveau mentor.
Dans leur registre soul laid-back très 70s, Real people et They say s’avèrent plus réussis (on entend même passer l’ombre de Marvin sur le refrain du second, sur lequel Kanye a invité son protégé John Legend), sans toutefois faire disparaître cette impression de redondance qui vous saisit dès les premières minutes de l’album, et sur laquelle il s’achève, avec ce It’s your world (part. 1&2) en forme de dissertation tiède sur le monde, la vie, les enfants, tout ça.
En fait, parce que Common a l’un des flows les plus « ligne claire » du hip-hop US, ce dont il a besoin pour ressortir, c’est au contraire d’une production qui tranche avec cette fluidité un peu morne -ce que ne lui offrent pas la plupart du temps les sons bien polis de Kanye West. Pour preuve, le titre le plus incisif de l’album est, assez logiquement, l’hommage scratché que le rapper, par ailleurs un peu plus abrasif qu’à l’accoutumée, rend à sa ville (Chi-city). Alors, bien plus que pour Electric circus, qui avait pour lui le fait d’oser vraiment quelque chose sur un nombre non négligeable de titres, on se prend à rêver de ce qu’un Madlib un peu concentré aurait pu faire de cet album. Et on se réécoute The Further adventures of Lord Quas, histoire de se rattraper en matière de bizarreries.