Comment traduire le « I would prefer not to » si élégant, délicat et ambigu par lequel Bartleby le scribe décline doucement et poliment toutes les invitations au travail de son patron, le narrateur de la nouvelle éponyme de Herman Melville ? Problème épineux, dont l’atmosphère du texte ne dépend pas qu’un peu. « Plusieurs traductions sont possibles », constate Jérôme Vidal dans les notes de cette nouvelle version française, illustrée par des dessins de Jean-Claude Götting ; « toutes, à divers titres et degrés, insatisfaisantes », ajoute-t-il. Pierre Leyris, premier traducteur de Bartleby (c’est sa version que l’on trouve aujourd’hui communément en poche), avait d’abord choisi la formule « Je préférerais ne pas le faire », laquelle avait le mérite de la rectitude grammaticale mais l’inconvénient de la lourdeur ; dans un second temps, il se rabattit sur « Je préférerais pas », moins correct mais infiniment plus drôle. Jean-Yves Lacroix, lui, proposa la formule « Je préférerais ne pas » dans la traduction qu’il publia chez Allia voici quelques mois. Jérôme Vidal, à qui l’on doit déjà une version française de Billy Bud, matelot, a retenu une autre solution : « J’aimerais mieux pas », compromis satisfaisant entre l’oralité débonnaire de la version Leyris et la rigueur un peu rigide de la version Lacroix. « I would prefer not to » n’est d’ailleurs pas la seule difficulté de traduction à laquelle il lui a fallu s’atteler. La première, et non la moindre, est dans le titre de la nouvelle lui-même : « Bartleby the scrivener » doit-il être rendu par « Bartleby le scribe », ainsi que le suggère Leyris, ou par « Bartleby l’écrivain » ? Voire par « Bartleby » tout court ? Vidal contourne astucieusement l’obstacle en proposant une quatrième solution judicieuse, laquelle permet de mettre en avant un thème central de la nouvelle : il en a repris le titre initial, avant sa parution en recueil, telle qu’elle a été publiée dans le Putnam’s Monthly Magazine, à New York, en 1853. « Bartleby the scrivener, a Wall Street story » donne ainsi Bartleby, une histoire de Wall Street, titre qui permet « de souligner d’emblée l’inscription du récit en un lieu et un temps déterminés, tout en introduisant dès le titre le motif, récurrent dans le texte, du mur ». L’accent est ainsi mis sur l’importance de la ville dans le texte, truffé de références à des événements politiques d’époque, à des particularités urbaines ou à des argotismes new-yorkais ; Bartleby, insiste Vidal, fait ainsi bel et bien partie du genre « New York stories » que les rédacteurs du Putnam’s Monthly Magazine affectionnaient tout spécialement.
Le traducteur donne ces précisions dans des notes de fin de volume particulièrement éclairantes, relevant les jeux de mots intraduisibles et énumérant les allusions aux textes sacrés ou à l’histoire. Ajoutées aux remarquables et sombres dessins de Götting qui émaillent le texte, elles font le prix de cette énième édition française d’un texte pour lequel on ne peut s’empêcher d’éprouver une fascination constamment renouvelée, qu’on le lise pour la deuxième ou la vingtième fois. Derrière leur humour irrésistible, les quelques dizaines de pages de Bartleby recèlent des richesses quasi inépuisables. Gilles Deleuze en personne n’y alla-t-il pas d’une postface savante dans laquelle il parlait de la saisissante propension au refus de Bartleby non comme d’une « volonté de néant » mais comme d’un « néant de volonté », sa formule inlassablement répétée éliminant « aussi impitoyablement le préférable que n’importe quel non-préféré » ? Maurice Blanchot, Michel Foucault ou Georges Bataille ne méditèrent-ils pas eux aussi le « I would prefer not to » mystérieux du scribe de Wall Street, une phrase qui, écrit Blanchot, « appartient à l’infini de la patience où vont et viennent les hommes détruits » ? Un siècle et demi après l’entrée de Bartleby en littérature, Enrique Vila-Matas le choisissait quant à lui pour en faire un nom commun qui désignerait « ce mal endémique des lettres contemporaines, cette pulsion négative ou cette attirance vers le néant, qui fait que certains créateurs, en dépit (ou peut-être précisément à cause) d’un haut niveau d’exigence littéraire, ne parviennent jamais à écrire » (Bartleby et compagnie), ajoutant une dimension supplémentaire à l’énigme de ce héros littéraire habité, plus qu’aucun autre peut-être malgré son apparent déracinement et son allure neutre, par une invraisemblable pulsion de mort.