Jean Rouch partage le sort peu enviable des quelques-uns dans l’histoire du cinéma, dont l’importance des films est inversement proportionnelle à leur notoriété auprès du public. Cet écart a bien sûr sa logique, celle d’une néo-cinéphilie qui déboise à foison du côté de la « modernité à la française » -A bas la Nouvelle Vague et tout ce qui s’ensuit !- pour se plonger dans les délices du cinéma B, Z, S-F, porno, etc., des années 1970 qui inspirerait le grand cinéma d’aujourd’hui. On en arrive donc à ce « Rouch, connais pas » qui fait de la peine, mais qui est un symptôme décisif de ce qui disparaît avec cet oubli.
L’importance de Rouch vient de ce que ces films possèdent une force de proposition esthétique absolument synchrones avec l’époque qui les a portés ( la fin des années 1950 et la décennie 1960) en même temps qu’une capacité à questionner le cinéma d’aujourd’hui dans ses enjeux les plus grands. Or, si Rouch est devenu cet inconnu, c’est que son œuvre est faite dans des lieux désertés aujourd’hui, plus précisément des lieux qu’il a révolutionnés mais qui sont aujourd’hui en cours de normalisation: l’Afrique plus que jamais fantôme sur le grand écran, à l’exception des exceptions qui confirment la règle (Le Cauchemar de Darwin, Moolaadé) ; le documentaire, genre mort-vivant et qui le sait, malgré quelques beaux arbres (Nicolas Philibert, Arnaud Despallières, Henri François-Imbert) qui cache la forêt (la télévision en quête de52 minutes formatés) ; enfin, une économie du cinéma à petit budget, cinéma de la rencontre et de la prise de risques qu’on pourrait croire florissant au temps de la mini dv mais qui a bien du mal à passer la barre de la distribution : un « cinéma de poche », pas vu, car pas montré quand les films de Rouch, eux, l’étaient.
Sur toutes ces questions, les films de Rouch, proposés dans un beau coffret de 4 dvd aux Editions Montparnasse apportent une jeunesse, une grâce, une poésie absolument inédites, absolument salutaires. Avant de se lancer dans l’expérience des films classés en plusieurs groupes (Ciné-Transe, Ciné-Conte, Ciné-rencontre), on peut d’ailleurs suivre le bel échange entre le cinéaste et Pierre-André Boutang qui clôt le coffret : on y découvre un homme qui n’a jamais dissocié le cinéma de sa passion ethnologue pour l’Afrique et qui a toujours envisagé le tournage d’un film comme le temps d’une double connaissance : celle de soi filmant au contact des sujets filmés. Ce qui marque à la vision des films, outre la beauté intacte des corps, des visages, des pays traversés, c’est le regard attentif à ce qui se passe, ce retrait d’une modestie folle pour capter la vie et pour enregistrer des moments qui sidèrent le spectateur. Jamais d’idéologie plaquée, jamais de message fabriqué d’avance. Juste le montage comme geste de restitution du monde. Les Maîtres fous (1956) montre en vingt-six minutes quel regard les Africains portent sur les colons blancs. Rouch filme dans une proximité terrible, à couper le souffle, un rite de possession où une secte expie les « dieux nouveaux », les « dieux de la techniques » apportés par les Blancs en Afrique. Rarement le cinéma n’a été aussi loin dans l’exploration du réel brut. Rarement il aura eu autant d’effet sur le spectateur qui voit d’un coup le monde et le cinéma s’agrandir. Même sur le petit écran de sa télévision.