« L’histoire, cet inqualifiable mensonge des érudits où l’on ne retrouve plus, sous les lignes imprimées, une goutte du sang versé, où il ne reste plus rien de la fureur, de la douleur, de la peur et de la violence des hommes ! ». Le témoignage de Victor Serge devrait combler ces lacunes, l’homme ayant manifestement été partout au moment opportun : né à Bruxelles de parents russes émigrés anti-tsaristes, il s’intéresse très jeune au socialisme puis à l’anarchisme. En 1917, il est à Barcelone et participe au mouvement anarcho-syndicaliste qui tente de prendre la ville ; on le retrouve ensuite à Petrograd, en pleine guerre civile, où il prend part à la défense de la ville contre les Blancs, jusqu’au célèbre sauvetage de Trotski. Serge se détache ensuite progressivement des bolcheviques, s’opposant de plus en plus nettement à Staline : il est arrêté en 1928, et vivra désormais sous la surveillance plus ou moins rapprochée du Guépéou. 1936 : il devient conseiller du POUM depuis la Belgique, seul sol qui accepte de lui fournir un asile temporaire, puis passe en France où il obtient un permis de séjour et commence à travailler comme correcteur dans une imprimerie. L’exil de cet éternel apatride se termine au Mexique, là où le Guépéou avait assassiné Trotski, mais de mort naturelle pour lui. Compte-tenu de ce que les nombreux écrits de Victor Serge, figure mythique de la critique anti-totalitaire, disent du vingtième siècle, il est choquant de constater qu’il passe à peu près inaperçu dans le paysage littéraire et politique français, en tous cas parmi le grand public. Les trois ouvrages aujourd’hui publiés par Climats sont pourtant rédigés en langue française, mais rien n’y fait : Serge demeure un inclassable gênant, ainsi que le montre le geste pitoyable de Malraux, qui tentera d’en faire un repenti convaincu par le gaullisme.
Le premier volume de la trilogie, Les Hommes dans la prison, relate les 1800 jours de claustration que dut subir Serge au pénitencier de Melun pour avoir refusé de livrer ses amis, responsables d’une série de violents hold-up. De toutes les pages écrites sur l’enfermement, rares sont celles qui provoquent le type de vertige que délivre ce texte. Le terme d’authenticité, s’il n’avait pas été vidé de son sens de nos jours, serait sans doute le plus approprié pour rendre compte de la démarche littéraire de Serge. Profondément attaché à l’humain, l’écrivain ne dresse pas d’opposition manichéenne ; son regard et son sens inné de la description se portent aussi bien sur le camarade emprisonné que sur le gardien dont l’existence n’est guère enviable. En résulte un ton juste et idéalement décalé du pathos récurrent à ce type de témoignage. Le second livre, Naissance de notre force, perpétue ce parti pris stylistique en relatant la non-prise de Barcelone par le mouvement anarcho-syndicaliste. L’engagement intellectuel de Serge y est total, bien qu’insoumis à une quelconque utopie de victoire ; très tôt conscient de l’inévitable échec du projet, il se réjouit plutôt de la volonté univoque des camarades et de leur détermination. En véritable révolutionnaire, il y voit les prémisses de quelque chose de plus grand et de plus durable ; Barcelone a échoué, mais les intentions et l’esprit de révolte sont inextinguibles. « Tous les révolutionnaires ont connu ces heures-là, ces captivités, ce temps insipide ; et c’est ainsi que les hommes se trempent, qu’ils naissent à la force, qu’ils apprennent à être durs et à voir clair ; -nous sommes sous un talon d’airain, mais vivants, mais plus forts que ceux qui nous jugent et nous gardent, mais de plus en plus forts. Il vient un moment où l’on ne peut plus rien contre nous que nous tuer ; et l’on ne peut plus nous tuer à ce moment car notre sang versé pourrait être plus utile que dans nos veines… ».
Ville conquise, enfin, décrit le siège de Petrograd, les dissensions et diverses exécutions qui se trament au sein du parti. Le propos de Serge se fait plus dur quant à la volonté carriériste qu’il ressent chez certains camarades ; à noter d’ailleurs que sa présence en tant que personnage se limite à la première moitié du livre. Il n’est plus ensuite que simple narrateur, donnant à voir dans un souci inégalé d’objectivité en quoi consiste aussi la révolution. Kronstadt achèvera de consumer son attachement au Parti, mais renforcera sa foi en l’homme. Ces mémoires romancées, en plus d’être rédigées dans une langue plaisante, décrivent avec une acuité et une profondeur infinies (et surtout un demi-siècle d’avance) ce que certains ont fait mine de découvrir avec le Livre noir du communisme il y a peu.