« … elle éclatait de rire en me regardant d’une façon insolente. La mer polie et bleue bruissait tout autour. Dans le soleil de la plage, Albertine, au milieu de ses amies, était la plus belle. »
C’est la transposition de ses phrases de La Prisonnière qui ouvre le film de Chantal Akerman, adaptation libre du roman de Marcel Proust qu’elle a choisi, en en déplaçant l’action à notre époque, de rebaptiser La Captive. Le changement de titre est significatif dans la mesure où il évoque la capture, la détention mais aussi la captation, la prise d’images, l’enfermement par le regard. Dès cette première scène où Simon (Stanislas Merhar) visionne un film de vacances en super-8, scrutant les gestes et les sourires de sa compagne Ariane (Sylvie Testud), lisant sur ses lèvres les mots qu’elle prononce, les répétant à plusieurs reprises, le regard est posé comme adjuvant et moteur de la claustration. La réalisatrice traduit d’emblée en termes visuels et cinématographiques la thématique proustienne de la jalousie. La jalousie, question de doutes, d’images et condition sine qua non du désir. D’où le besoin de voir, d’épier, de faire épier, de suivre. Dans une séquence qui prend place peu après l’ouverture, Simon suit longuement Ariane en voiture, marche sur ses pas, interroge la personne à qui elle vient de parler. Le moment évoque immanquablement Vertigo, non seulement dans ce qu’il montre mais aussi dans son découpage. Si Alfred Hitchcock n’est jamais loin (l’on se souviendra par ailleurs que dans Jeanne Dielman, Delphine Seyrig tue son client avec des ciseaux, tout comme Grace Kelly dans Le crime était presque parfait), c’est que son regard sur la femme est similaire à celui de Simon sur sa captive : inquisiteur, torturé, fasciné et dégoûté tout à la fois.
C’est par le fantasme seul et son entretien systématique, obsessionnel, que le désir peut être alimenté et survit à l’uniformité frigide de la réalité de l’être convoité. Jamais Chantal Akerman n’a été si sublimement loin dans son analyse du rapport amoureux et dans le démantèlement des mécanismes relationnels. La jonction entre Proust, Hitchcock et son propre cinéma s’effectue comme par miracle et reflète la pénétrante intelligence qu’a la réalisatrice de son art. Son investissement de l’espace, par l’entremise d’une scénographie complexe et d’une rigueur incomparable dans le cadrage, sa direction d’acteurs, qui magnifie deux comédiens d’habitude assez flottants, tels Stanislas Merhar et Olivia Bonamy, tout en installant Sylvie Testud à des hauteurs insoupçonnées, la vertigineuse beauté des dialogues, tout converge vers la perfection. Le degré d’exigence esthétique de La Captive et les enjeux fondamentaux de mise en scène qu’il prend en charge font du film un aboutissement en matière de modernité cinématographique. En un mot : un chef-d’œuvre.