Duracell. Seven Up. Haribo. Dr Pepper. Sarah Lee. Pschitt. Lipton. Danone… Non-non, je ne me suis pas mis en tête de faire de l’oeil à d’éventuels annonceurs. Et je ne suis pas non plus en train de détailler le décor d’un jeu Electronic Arts pris au hasard. Je fais juste une liste, absolument partiale et de mauvaise foi, des objets que le Capitaine Olimar et son subalterne Louie doivent trouver sur la planète des Pikmins pour rembourser les dettes de leur patron. Miyamoto, espèce d’enfoiré… Sous tes dehors de pépé jovial se dissimulait un vieux salaud de capitaliste. Voilà le problème, en fait. On a toujours eu tendance à surestimer et sous-estimer à la fois le gourou de Nintendo. Shigeru Miyamoto n’est pas toujours aussi génial qu’on voudrait le prétendre, ni aussi naïf qu’on pourrait le croire. D’ailleurs, ce n’est pas manquer de respect que d’affirmer que pour un game-designer de sa trempe, Pikmin et sa suite sont des jeux relativement anecdotiques. Car ici le gameplay, aussi sympathique soit-il, s’efface partiellement au profit d’une simple histoire de morale.
Et si Miyamoto était tout simplement parvenu à concrétiser ce que Peter Molyneux essaie de réaliser depuis des années ? Questionner le joueur sur la portée de ses actes, même virtuels, sur le bien-fondé d’une distinction réelle entre le Bien et le Mal. Chez Molyneux, et notamment dans Fable pour prendre un exemple récent, tout est quantifiable : je tue un villageois = -10 points de moralité ; je vole une pomme = -5 points… L’insondable conscience humaine réduite à de simples statistiques binaires ; la générosité, la cruauté ne sont finalement rien de plus que des données chiffrables. Et c’est peut-être la raison pour laquelle Molyneux échoue aussi souvent. Miyamoto, lui, agit beaucoup plus insidieusement sur l’inconscient du joueur : dans le premier Pikmin, on utilisait sciemment les adorables créatures à tête de radis pour sauver sa peau, retrouver les pièces manquantes de notre vaisseau avant que nos réserves d’oxygène ne s’épuisent. C’était un rien critiquable mais totalement compréhensible, voire excusable. Dans cette seconde itération, les motivations sont différentes, elles sont quasi crapuleuses : faire de l’argent, réduire les Pikmins en esclavage, les sacrifier sans aucun remord… les exploiter, purement et simplement. La philosophie du jeu semble avoir changé : auparavant, chaque Pikmin dévoré, brûlé, noyé, était un déchirement. Désormais, à chaque fois qu’une journée de travail se termine, on peut consulter, en parallèle, la fiche des gains et le compte-rendu des Pikmins morts au combat. Comme pour appuyer le lien de cause à effet. Des dizaines, bientôt des centaines, voire des milliers de Pikmins, on génocide à tours de bras pour engranger la caillasse, d’abord avec ce qu’il faut de contrition, puis avec une pointe de cynisme assumé.
Cette orientation nettement plus matérialiste prise par Miyamoto se vérifie jusque dans les rares nouveautés ludiques de ce second opus. Les grands environnements bucoliques du premier épisode sont toujours là, mais l’essentiel des fouilles se passe désormais au plus profond de donjons souterrains particulièrement dangereux, dans lesquels les Pikmins peuvent crever en masse sans qu’on puisse les remplacer. Un faux-pas, et c’est l’hécatombe, l’obligation de revenir à la surface, la queue entre les jambes, et la rage d’avoir perdu une si grande part de notre matière première. Une solution pour éviter le massacre ? Utiliser cette nouvelle race de Pikmin, blanc-albinos, qui empoisonne ceux qui l’ingurgitent. Une méthode qui privilégie le sacrifice du petit nombre pour épargner la masse anonyme. Encore une histoire de rendement.
Miyamoto, le chantre de l’innocence, de la simplicité infantile, serait-il devenu, avec l’âge, un odieux businessman sans âme au point de transformer Pikmin 2 en ode cryptique au libéralisme ? Eh bien non. Le temps d’une vraie-fausse fin, et d’un générique hédoniste d’une beauté suffocante, et Pikmin 2 revient aux valeurs plus sentimentales, plus altruistes de son prédécesseur. La dette de la société est remboursée, mais Louie, votre compagnon, est resté sur la planète des Pikmins, il s’est volatilisé et il va falloir le retrouver. Plus de pression patronale, et toujours pas de limitation de temps, celle qui justement plombait le gameplay du premier épisode. Le joueur est enfin libre, libre de prendre son temps, de soigner ses petits esclaves et de goûter aux joies de ces décors paisibles et champêtres. Même la présence franchement parasite de sponsors officiels dépasse l’aspect purement mercantile de ce genre de démarche pour confirmer ce qui n’était que suggéré dans le premier épisode : la planète des Pikmins, c’est évidemment la nôtre, mystérieusement débarrassée de toute présence humaine dont il ne reste que les traces fossilisées de notre consumérisme forcené. De vieilles piles poussiéreuses, des capsules de bouteilles de soda, des sachets de sucreries ayant sans doute largement dépassé la date de péremption. Des vestiges d’une civilisation disparue. Faut-il y voir un message caché ? Une fois de plus, Miyamoto nous laisse le choix de le surestimer ou de le sous-estimer, de croire en son innocence ou sa capacité de jouer les moralistes. Ce qui est certain, c’est que si l’Homme a effectivement disparu, probablement consumé par sa propre connerie remplacée par la brutalité d’une vie redevenue sauvage, alors notre planète ne nous est jamais apparue aussi belle. Un vieux fond de misanthropie, Shigeru ?