Avec Juillet, juillet, Tim O’Brien signe un roman du souvenir à la structure multiforme, comme pour mieux disséquer le réel. Avec un humour certain, une fausse légèreté, il raconte deux mondes distants de 30 ans pour éveiller la mémoire d’un XXe siècle tourmenté, d’un pays entre deux eaux dans lequel futilité et vanité flirtent avec décadence, gravité. Dans un univers en attente, le vernis se craquelle et la fin de siècle s’incarne dans des acteurs tous différents et tellement semblables, des gens ordinaires qui n’ont pas su voir ce qu’ils devenaient et se trouvent soudain confrontés à ce qui pouvait leur arriver de pire, leurs propres échecs et leurs vains regrets. Darnton Hall College, 2000, trentième anniversaire de la promotion 69, oubliée l’année précédente. Réunion d’anciens étudiants qui se retrouvent trop vites vieillis, la soirée égrène son lot de nostalgies, histoires de jeunesse, gloires déchues, dernier cancer de l’un, accident cardiaque de l’autre, maris, enfants, divorces ; peu à peu, des visages se détachent dans la foule et Tim O’Brien, dans un rythme qui à aucun moment ne faiblit, revient loin en arrière, à la fin de ces années 1960 porteuses de tant de promesses. Les portraits se succèdent alors au milieu des variations temporelles imposées par l’auteur, présent, passé lointain ou immédiat, et l’envers du décor se découvre avec ses failles, ses ruptures dans des vies qui n’ont finalement de stable que la surface. On traverse tous les souvenirs d’une jeunesse perdue, avec ses idéaux, ses emballements, ses élans caractéristiques ; on assiste aux retrouvailles avec cette façon de ressasser un temps disparu qui pour une bonne part a posé les bases d’une existence entière ; O’Brien retrouve ses vieux démons, les deux figures du déserteur et du mutilé du Vietnam.
Au milieu de ces histoires qui s’entrelacent, de ces figures tour à tour liées et déliées, le roman oscille entre une forme classique et un lourd entrelacs de nouvelles : c’est cette forme en permanente évolution qui permet en définitive à O’Brien de satisfaire à la perfection au portrait vivant de tous ces personnages, contrebalançant parfois une inévitable gravité par un humour à toute épreuve. Sans oublier certaines pages magistrales : dans la jungle, au bord de la Song Tra Ky, David, les deux pieds arrachés, entend la voix d’un transistor « réglé sur l’univers » et constate qu’ »une guerre cessait d’être une guerre quand on était touché aux deux pieds » ; Paulette, pasteur, cambriole en collants noirs la maison du vieux Rudy qui vient de mourir ; Marv réinvente sa vie, pour les beaux yeux de son assistante. Il y a eux, et puis la radieuse Spook, Amy dans sa station service, Billy, Dorothy, Marla, tous les autres. « Ils sont tous là avec leurs petits pépins, leurs petits pet’, leurs petits bobos. Ils se sont pris le doigt de pied dans l’amour. Ils ont l’ego en capilotade. Des bleus à l’âme. Et bla bla bla, et bla bla bla, j’en passe et des meilleures ».
O’Brien remonte le temps, le reconstruit avec des si, et finalement laisse faire les choses, au fil de ce florilège de regrets, de fêlures, de rêves laissés lettre morte, dont le souvenir revient quand l’âge s’installe. Ce qu’il livre finalement, c’est un travail sur le coeur humain, un portrait grandeur nature des enfants d’une génération. « Nixon était mort. Westmorland avait pris sa retraite. Cette guerre là était finie. Des guerres, il y en avait à présent de nouvelles. Mais malgré tout, comme pour des milliers d’autres survivants de leur époque, il restait encore le rêve essentiel à jamais renouvelé de toutes les merveilles à venir ».