Alors que sort chez Belfond En attendant le soleil, 10/18 publie un très court roman inédit, poignée de pages de méditation autour de l’image, de la mémoire et de la photographie : Objectif. Les deux livres offrent un bon aperçu du monde d’Hitonari Tsuji, considéré au Japon comme l’un des chefs de file de la nouvelle génération, lauréat en 1997 du prestigieux prix Akutagawa (et distingué en France en 1999 par le Prix Femina pour Le Buddha blanc). Tsuji a l’art de mêler moderne et ancien et tisse les fils de ses histoires entre passé et présent avec une remarquable finesse ; dans un style limpide, ce touche-à-tout (il s’est déjà rendu célèbre comme réalisateur et comme chanteur de rock) nourrit ses textes de ses expériences antérieures et trouve sa voie dans un genre aux multiples facettes.
Objectif touche d’abord par sa simplicité, qui rend le récit presque fragile. Dans ce roman intimiste, Tsuji met en scène une jeune photographe incapable de voir le monde autrement qu’à travers l’objectif de son appareil photo, objectif qui la guide depuis son enfance dans un monde qu’elle n’ose pas affronter de face. A travers le souvenir de sa liaison avec un écrivain, achevée quelques temps plus tôt, elle revient sur les heures passées et sur leur rupture, sur sa façon d’aborder l’existence, sur ce qui s’est joué sans qu’elle y prête attention entre elle, le monde et son objectif. Le travail photographique s’imbrique totalement dans sa vie, l’image fixe redonne sa valeur au mouvement, l’immobile prend un nouveau sens. Et dans ce reflet des autres, la jeune femme trouve sa place, affirme son identité, sa singularité. C’est aussi avec ces codes du mouvement, de la vie et de l’identité que joue En attendant le soleil. Les personnages s’y mêlent, découvrant ce qui les lie les uns aux autres, ce qui fonde leur existence. Un cinéaste vieillissant tourne son dernier film devant les remparts de Nankin, revivant un moment du passé auquel il a assisté longtemps auparavant, quand l’armée japonaise envahissait la Chine ; un dealer japonais aux traits occidentaux erre dans les rues de Tokyo sur les traces de son père, pilote d’avion américain mort à Hiroshima ; une scripte ressemble à s’y méprendre à une star chinoise morte depuis bien longtemps ; un décorateur lutte contre la volonté de son frère plongé dans le coma, dont les rêves donnent au monde une nouvelle unité… Le roman semble receler une matière inépuisable, simplement parce qu’il y a là une immense chambre d’écho où le huis clos se heurte à la petite et à la grande histoire, au souvenir, égrenant lentement la trame infinie de la mémoire et de l’oubli. En disséquant le monde sur le fil d’une écriture remarquablement sobre, Tsuji crée une atmosphère fascinante. Un monde onirique heurte de plein fouet une réalité brutale, l’univers du souvenir intègre la modernité. Les personnages suivent leur chemin vers la compréhension, l’acceptation de leurs faiblesses, de leurs douleurs. Avec toujours le rapport à l’image, qui redonne au monde une dimension humaine sans laquelle aucun, sans doute, ne saurait plus vivre.