A charge de Mur de donner au conflit israélo-palestinien une autre visibilité, si l’on ne veut pas dire qu’il n’est qu’un énième documentaire sur la question. Une visibilité différente, pour une situation qui l’est à l’extrême (visible), sans toutefois être simple à voir, tant la quantité et la passion des commentaires, tant l’urgence des angles de vue (la vitesse du reportage de guerre) brouillent le regard, à nous qui voyons cela de loin. Simone Bitton, qui revendique une triple identité (juive, arabe, française), parle l’hébreu comme l’arabe, filme le Proche Orient à sa manière et à son rythme (beaucoup de portraits). Avec Mur, elle s’empare d’un sujet d’actualité particulier, qui a cette curieuse propriété de demeurer visible au-delà du temps où il fit la une des journaux : l’érection d’une « barrière de sécurité » censée protéger Israël des raids de kamikazes, ensemble de béton, grillages et barbelés au principe et au contour contestés.
Le projet de la cinéaste est simple, il saute aux yeux : réinventer une affaire politique décisive en pure question de cinéma. Autrement dit, se poser une question : qu’est-ce que ça fait, une chose aussi abstraite (une sorte de frontière) et tangible (du béton, etc.), dans le viseur d’une caméra ? Et comment rendre sensible cette séparation ? Comment l’inscrire dans l’espace, qui justement est l’affaire du cinéma ? D’où que Simone Bitton prend son temps, filme énormément, obstinément le mur (travellings comme plans fixes). Parce que là aussi se joue la définition d’un mot que l’on entend en permanence, mais déformé comme un linge qu’on se dispute en tirant sur les manches : territoire. Lieu de vie, point de rattachement au monde, par quoi -proposition- l’on peut se définir, ou tout au moins tenir quelque chose de soi. Et du mur, passer au territoire, puis à l’identité, puis au devenir. Et là, la réponse du film n’est guère optimiste.
En chemin, est aussi faite, ou plutôt redite, la jonction du politique et du quotidien. Filmer le mur, c’est aussi en saisir la ou les temporalité(s). Il y en a au moins deux, dans Mur : d’abord on en voit la construction (long plan fixe durant lequel des panneaux de bétons, posés les uns à la suite des autres, finissent par obstruer le champ), ensuite celle, beaucoup plus quotidienne, de la valse des passages. Le mur est sans cesse traversé par des Palestiniens refusant de faire 5 heures de checkpoint pour aller travailler. Plans de mains sur les murs, corps morcelés par la topographie agitée, regards fuyants pour éviter l’armée, bébés qu’on se passe de mains en mains. On pense parfois à Un Condamné à mort s’est échappé de Bresson (les mains) comme on pense à De l’autre côté de Chantal Akerman : comme elle, Simone Bitton semble prête à percer le mur qu’elle filme (chez Akerman : la frontière américano-mexicaine), tout autant qu’elle en constate l’impénétrabilité, le mystère et la puissance mortifère.