Rodrigo Fresan, l’un des chefs de file du renouveau littéraire latino-américain, offre avec Les Jardins de Kensington un roman excessivement british. Peter Hook, auteur de best-sellers pour enfants, y raconte la vie du créateur de Peter Pan, James Matthew Barrie. Si le sujet, comme la présentation du livre (deux gravures et des titres de chapitre en cursive) nous installent a priori dans l’univers fantastique et naïf de la littérature enfantine, les premières pages nous détrompent vite et définissent l’ambiance tragique qui domine en fait tout le roman. En décrivant en détails la vie de Barrie, Fresan traite moins de l’ailleurs féerique qu’il a créé que des conditions de malaise qui l’ont mené à cette création. David, le frère aîné de Barrie, meurt alors qu’il a six ans et laisse une mère qui, obsédée par le fantôme de son fils préféré, ignore dès lors son cadet, « ce qui le marquera toute sa vie et qui, des années plus tard, finira par expliquer la légende d’un enfant pétrifié dans le temps ». Puisque le petit mort est entouré d’une telle aura d’adoration, Barrie se réfugie dans l’univers de la littérature, voulant faire naître des personnages qui sont autant de fantômes sublimes et immortels. Les mécanismes psychologiques à l’œuvre dans l’action comme dans la nécessité d’écrire, s’articulant autour de thèmes paradoxaux et ténus comme l’enfance et la mort, l’imaginaire et les fantômes, sont mis à nu avec subtilité par Fresan. Peter Hook, le narrateur, est une sorte de double de Barrie transposé à notre époque, un double qui allie dans son pseudonyme Peter Pan et le capitaine Crochet (Hook), et dont le Peter Pan, Jim Yang, est un enfant éternel navigant à volonté dans le temps grâce à sa « chronocyclette ». Fils du chanteur des Victorians, un célèbre groupe des années 60, il a côtoyé dans son enfance Dylan, Hendrix et Birkin, et met en parallèle le Londres des « swinging sixties » hanté par toutes ses stars qui étaient à leur manière des enfants refusant de vieillir, avec l’époque victorienne de Barrie et de Lewis Caroll, qui fut la première a vénérer l’enfance.
Ce sont des lieux qui assument cette coïncidence temporelle : Kensington Gardens d’abord, lieu concret où Barrie rencontra les frères Llewelyn Davies qui lui inspirèrent Peter Pan et où il fit édifier une statue de son personnage ; Neverland ensuite, lieu imaginaire, royaume de Peter Pan, qui est aussi le nom du studio des Victorians où règne l’imaginaire musical. C’est à partir de cet endroit que le narrateur raconte ces histoires à un enfant, Keiko Kaï, qu’il a en fait séquestré. Comme si, en révélant les dessous dramatiques de la féerie, la souffrance et la fatalité sous-jacentes ressurgissaient pour pervertir et ensanglanter les contes enfantins. On l’aura compris, ce roman est dense, complexe, et le style de Fresan épouse ses variations : lyrique ou analytique, classique à l’époque victorienne, plus psychédélique lorsqu’il évoque les « swinging sixties ». Le noeud des trois temporalités, celle de Barrie, celle des Victorians et celle du narrateur, qui sont aussi trois histoires aux rythmes très différents, nuit un peu à l’économie générale de l’œuvre. Le texte procède d’une luxuriance baroque d’éléments hétérogènes qui permet à l’auteur de créer des rapprochements originaux et de dégager des paradoxes profonds, mais dont la conséquence est une perte d’efficacité : si les recoupements fonctionnent à un certain niveau symbolique ou psychologique, ils ne sont pas toujours convaincants d’un point de vue littéraire. Un livre aux accommodements imprévus et arrière-goûts acides, mais parfois indigeste.