A travers des Paysages aléatoires, il y a deux ans, puis à travers ces Etranges jardins aujourd’hui : à chaque fois Peter Stamm, écrivain suisse de langue allemande, la quarantaine overbookée (critique, prof, auteur de pièces pour la radio, le théâtre…), creuse et recreuse le sillon d’une écriture qui traverse sans se fixer ni s’endormir, qui effleure plus qu’elle ne touche, qui suggère plus qu’elle ne dit. Un style tout en passages, détours et flashes éphémères, où la digression, le détail, l’objet intime en disent long sur l’être. A condition de se mettre à la juste distance d’écoute. Découvert en France grâce à son premier roman, Agnès, en 2000, Stamm avait publié un an plutôt Blitzeis, un recueil de neuf récits (jamais traduit en français). Il revient ici avec une maîtrise remarquable à cette forme courte, pas bavarde mais très dense, qui va comme un gant à son imaginaire tout en retenue, forgé dans le blanc des dialogues et les silences des corps. Contenir quitte à souffrir, partir quitte à se perdre : la tension que tout être contient n’éclate jamais aux yeux de tous, elle persiste à se frayer un chemin, à dévaler sous l’épiderme social, familial, toujours aussi physique au final. Le personnage transversal des onze nouvelles de D’étranges jardins serait donc quelque part cette tension. A-t-elle elle aussi un cœur qui bat entre les lignes ? Face à elle, derrière elle, les sujets s’effacent, frôlent le non-dit, souffrent en silence, s’évadent d’une vie trop étroite, tentent de dire ce qu’ils sont ou ne sont pas encore.
Des personnages baptisés Inger (« Le Baiser », celui d’une fille à son père, qui se retrouvent sans se retrouver) ou Daniel et Marianne (cinq pages d’une « Halte » entre nudité et maladie, pause et vitesse d’un train qui passe) ; un anonyme qui, le temps d’une colocation, affronte l’incompréhension qui mine son désir de l’autre : tous sont des êtres de passage, des silhouettes auxquelles Stamm s’attache sans aliéner leurs vies à ses propres pages. On les surprend souvent à errer au fil de rues sans nom ou dans quelque entre-deux géographique. Des espaces de transition qu’affectionne assurément Stamm : tunnels, corridors, cols de montagne, point sensibles de Greenwich et fenêtres tendues vers le voisinage, à mille lieues des autoroutes des fictions trop abruptes. Dans ce jeu des quotidiens surpris dans leur élan, comme en suspens, la banalité quasi minimaliste dans l’âme, celle des gestes répétés (dormir près de son père dans « Le Baiser »), voile les douleurs les plus sourdes, les plus parlantes finalement. L’attente, dans ces conditions, fait ses griffes sur les uns. Les autres la devancent, se laissent happer dans des rencontres qui les subjuguent, le temps d’un « Fado » dans un bar… Pourtant tout craque à un moment, jamais subitement, d’ailleurs, mais « lentement, comme dans l’une de ces prises de vue au ralenti, lorsque les murs d’un bâtiment se détachent les uns des autres, se brisent ou s’affaissent sur eux-mêmes »… De l’Antonioni pour la prise de vue et un attachement (jamais pénible à en emmurer le lecteur) aux intérieurs où la vie s’absente, où les contours glissent, aux appartements de fonction qu’un corps intimidé vient habiter, au flux tendu comme un fil entre deux maisons voisines. Fenêtre sur cour pour fenêtre sur le mental, avec vue sur le pouvoir des mots et leur terrible façon d’encercler un être jusqu’à l’asphyxier. Fuir les mots des autres : comme Agnès n’avait pas fait en s’y blessant à vie, mais comme la Kathrine de ses Paysages aléatoires avait eu le temps de faire. Avec D’Etranges Jardins, les mots des uns et des autres tentent de se retrouver, le temps d’une caresse, d’une nouvelle illusion ou d’une accélération. Que des vies ordinaires, pour des nouvelles loin de l’être.