Quelques mois à peine après son dernier album en trio, Brad Mehldau publie ce concert solo capté en février 2003 au Japon : une omniprésence phonographique qui témoigne moins d’une volonté de surfer sur la vague qui le porte depuis le premier volume de Art of the trio avant qu’elle ne retombe que de celle de donner à entendre, au fil des disques, l’altération et la construction d’une personnalité musicale parmi les plus identifiables et originales de la scène jazz contemporaine (et, au demeurant, l’une des rares, avec quelques très grands noms, à dépasser vraiment le cercle des jazzfans pour déborder en toute légitimité vers ceux des amateurs de pop ou de rock). L’image du jeune romantique baignant dans une atmosphère crépusculaire hantée par Schumann, Thomas Mann ou Rilke (voir le texte fougueux du livret de Elegiac Circle, son premier album solo) s’est effacée pour laisser place à celle d’un artiste mature et sûr de ses choix, qu’il replonge dans les standards (Someone to watch over me et How long has this been going on ? de Gershwin ici) ou s’approprie les mélodies de Radiohead et Nick Drake, deux noms qui, dans des registres différents, entrent idéalement en résonance avec son tempérament et son univers musical. Things behind the sun, donc, la chanson de Drake, en ouverture de ce récital, dans une interprétation implacablement rythmée, presque saccadée, déroutante par sa quasi-violence et le climat qu’elle instaure d’entrée de jeu, même si sa brièveté (un peu moins de cinq minutes) laisse un peu sur sa faim ; les choses vraiment sérieuses commencent avec Gershwin, puis Cole Porter (From this moment on), Monk (superbe reprise de Monk’s dream) et enfin, morceau de bravoure vertigineux que Mehldau développe sur presque vingt minutes, Paranoïd androïd, tube de Radiohead qu’il reprenait déjà sur Largo : le pianiste y descend dans l’antre de son instrument, comme pour le pousser jusqu’à ses limites, dans une crescendo subitement interrompu qui ne va pas sans rappeler, par sa puissance et sa construction, la deuxième partie d’un certain concert à Cologne, album-clef auquel on refuse de croire qu’il ne se soit pas abreuvé à un moment ou à un autre. Clôture avec une éblouissante reprise du River Man de Drake, à nouveau, sans doute l’une des plus belles ballades jamais écrites, dans une interprétation tout aussi convaincante que celle donnée en trio sur le cinquième volume de Art of the trio : au final, un album irrésistiblement séduisant et doté de ce qui manque souvent à nombre de pianistes en général et de disques solos en particulier : du caractère.
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