Rentrée littéraire 1981. Au Matin de Paris, un critique oublie de rendre sa copie en temps et en heure : il faut combler le vide. Jean-Paul Kauffmann saute sur l’occasion et propose un papier sur la réédition d’un roman de 1948, La Peau dure. Son auteur : Raymond Guérin. L’article est accepté, et paraît sous le titre « Le mystérieux revenant de l’automne ». Kauffmann y expédie le livre en trois lignes, et en consacre 300 autres à évoquer la personnalité et le parcours de Guérin. Juste en dessous de son texte, dans la rubrique « Nous avons aimé », on trouvera un filet de quelques lignes sur le livre-événement de la rentrée littéraire, Les Sous-ensembles flous, de Jacques Laurent. Les collègues de Kauffmann fulminent : « Il aurait fallu inverser, donner la priorité à Laurent », répètent-ils. Kauffmann, lui, jubile : tant pis pour l’honorable Académicien, lui avait enfin eu, pour la première fois, l’opportunité d’écrire sur un auteur auquel il vouait depuis quelques temps déjà une sorte de fascination étrange et immotivée (sinon, peut-être, par ses racines bordelaises), d’autant plus incongrue que le nom de Guérin avait à peu près complètement disparu du paysage littéraire de l’époque. On ne peut d’ailleurs pas vraiment dire qu’il y soit revenu depuis : Guérin n’est presque jamais évoqué dans les chroniques, reste infiniment moins connu que certains contemporains dont il fut pourtant très proche (Henri Calet, Cartier-Bresson, Henry Miller, Curzio Malaparte), et une bonne partie de ses livres est aujourd’hui épuisée, malgré quelques reprises opportunes dans « L’Imaginaire » de Gallimard et l’héroïque travail de réédition entamé par le Dilettante dans les années 1990.
Malgré cette quasi-disparition, et peut-être aussi à cause d’elle, Jean-Paul Kauffmann n’a jamais abandonné Guérin, achetant de vieilles éditions de ses romans chaque fois qu’il en trouvait (quitte à se retrouver à la tête de cinq ou six exemplaires de certains d’entre eux), visitant les lieux où il vécut, parlant de lui à qui voulait bien l’entendre (« Tout de même, ce n’est pas Scott Fitzgerald, ton Guérin ! » lui lance un jour Bernard Frank, un peu étonné par son obsession), multipliant les recherches jusqu’à pouvoir écrire ce portrait et tenter d’y cerner au plus près la personnalité et l’univers de l’écrivain. Guérin naît à Paris en 1905 et meurt à 50 ans, à Bordeaux, d’un cancer du poumon. Profession : agent d’assurances, métier qu’il hérite de son père et qu’il exerce sans passion manifeste mais sans dégoût, bien que ses résultats commerciaux ne fussent pas toujours faramineux. Lors de la défaite de 1940, il est déporté et reste prisonnier durant trois ans en Allemagne. S’isolant aussi souvent qu’il le peut, il y poursuit tant bien que mal une œuvre littéraire inaugurée quatre ans plus tôt, en 1936, avec un livre curieusement intitulé Zobain. Titre « ridicule », constate l’écrivain Jean Grenier qui l’a introduit chez Gallimard. Guérin, pourtant, refuse catégoriquement d’en changer, faisant montre derrière ses doutes de jeunesse de l’intransigeance et de la rigidité qui font la force mais, aussi, l’insupportable de son caractère. Guérin correspond avec Jean Paulhan et Marcel Arland, qui resteront pour lui, jusqu’à la fin, les deux « patrons » en littérature, à la fois « protecteurs et juges » ; ils canaliseront par leurs conseils et leurs reproches le flux d’une écriture à la violence rare, souvent cruelle, commandée par la volonté obsessionnelle de tout dire, jusqu’au plus cru.
Extrêmement différents les uns des autres, ses treize livres semblent se soustraire à toute unité formelle en bousculant les barrières des genres, de la description quasi-organique d’un corps à l’agonie (la phase terminale du cancer de l’anus de son père, pour être tout à fait précis, dans Quand vient la fin) à la satire, du monologue intérieur à l’évocation de la vie dans les camps allemands (Les Poulpes, un texte écrit à partir des milliers de pages manuscrites ramenées du Stalag, et qui constitue sans doute son chef-d’oeuvre). « Je ne suis pas de ceux qui se contentent de piétiner », écrit Guérin, « je ne publie pas pour publier. Chaque nouveau livre doit marquer un dépassement de soi ». Sinon, « mieux vaut se taire et rentrer dans le rang ». Kauffmann donne de lui un portrait nuancé, sans complaisance inutile, restituant le superbe de son caractère et la sincérité de ses doutes sans occulter ses insondables défauts et la violence à laquelle le conduit souvent son inflexibilité, jusqu’au pathétique parfois. Dans les journaux littéraires, Guérin mène une carrière de critique littéraire particulièrement acide ; son manque pathologique de retenue et de diplomatie se transforme parfois en véritable grossièreté, comme lorsqu’il publie des lettres personnelles que lui a envoyées Camus dans son compte-rendu de son roman L’Eté, en 1954. Pire encore (« le ridicule ne lui fait jamais peur ») : il se permet de citer de larges extraits du livre, puis de montrer à Camus comment il aurait fallu les écrire. Conduite absurde et stupide d’enfant terrible, où Paulhan diagnostiquera l’effet d’un « orgueil démesuré ». Démesuré : voilà bien le mot. L’agent d’assurances Guérin se voulut aussi écrivain absolu, écrivain total, avec une sincérité et un engagement impressionnants en même temps qu’une naïveté presque touchante. Kauffmann lui-même semble renoncer à trancher : son Guérin n’est assurément pas un écrivain mineur, mais pas non plus un génie méconnu. D’où, paradoxalement, l’intensité de la fascination qu’il suscite chez lui. Au fond de sa cellule, au Liban, ses ravisseurs l’autorisent parfois à écrire à sa femme ; dans ses lettres (jamais transmises), il évoque parfois Guérin. Soupçonneux, les barbus du Jihad l’accusent d’utiliser ce nom pour coder un message caché. Absurdement bien sûr, mais pas complètement à tort non plus, semble-t-il dire dans ce livre.