Dans la désertification actuelle des cinéma maghrébins, difficile de trouver plus de deux ou trois bons films sur une année. Khorma est de ceux-là, pour deux raisons : d’abord, il surgit dans une cinématographie tunisienne devenue en une décennie plus pauvre encore que celle de ses voisins, loin derrière le Maroc, dont la nouvelle vague de jeunes cinéastes (Laïla Marakchi, Hakim Belabes) ou les récents film-étalons (Mille mois, Les Yeux secs) permettent un tant soit peu d’espérer un avenir meilleur. En Tunisie, la dictature et la répression culturelle ne permettent même pas de croire en la possibilité de ce renouveau. Voilà pourquoi Khorma, qui fit scandale aux Journées de Carthage il y a deux ans, peut être vu comme une heureuse exception, une véritable bulle d’oxygène dans le désert.
Sujet pas vraiment joyeux : à Bizerte, petite ville de Tunisie, Khorma est un jeune orphelin qui détonne par la rousseur de ses cheveux et la blancheur de sa peau. Il vit sous la protection du vieux Bou Khaleb qui lui transmet les secrets de son métier de colporteur de nouvelles et de prieur pour les morts. Lorsque Bou Khaleb lâche prise et devient fou pour avoir annoncer une mort au lieu d’un mariage, Khorma se retrouve légitimement son héritier : commence pour lui un long apprentissage social, où sa volonté de changer les choses et les habitudes se heurtera à la violence et à l’incompréhension générale. Jilani Saadi ne recourt à aucun effet et scrute la société recluse de cette communauté du Nord de la Tunisie avec attentisme. Cette manière d’apaisement ne donne que plus de force aux scènes d’affrontement qui secouent le film de tout son long.
Sur le thème connu de l’idiot halluciné et visionnaire, cette fable avance à son rythme, ouvrant peu à peu sur un onirisme tout à la fois morbide et féerique. Les figures, les comportements, les couleurs relèvent d’une sorte de chanson de geste mélancolique, où le récit importe moins qu’une succession d’états contradictoires : joies et peines, violence et incandescence burlesque, recours continuel à la puissance immédiate et magnétique des choses. S’y joue un double projet : description implacable d’une société ancestrale (les mariages et les enterrements qui sont l’occasion d’un bon festin pour les plus démunis) ; refuge dans la fiction et le rêve comme symbole de la résistance de l’art. Loin de l’académisme ambiant des cinémas du Sud, Khorma est un geste éminemment poétique, le portrait amer d’une société malade qui, sous la chape de plomb politique, contient en elle le fruit secret de ses ré-enchantements futurs.