Une conversation avec un étudiant de l’université de Chicago m’a rappelé une fois de plus combien la connaissance de quelques déterminants économiques peut aider à la compréhension d’une scène musicale. A la différence de New York, où la concentration d’artistes crée un paysage hyper-concurrentiel et où la mobilité est favorisée par l’excès de musiciens par rapport au nombre de salles, bars et clubs, Chicago se caractérise par une adéquation entre demande et offre musicales. L’incitation à tourner de villes en villes est en conséquence moins forte et les jeux de solidarités au sein de communautés artistiques organisées plus puissants. En clair, Chicago expérimente et crée à son rythme, prend le temps d’explorer sous toutes ses coutures ce qui n’a parfois été qu’un feu de paille à New York, et en tire parfois des musiques plus abouties, sans pour autant que cela se sache en Europe. Exemple avec deux parutions simultanées (Lead into gold et Good Stuff House) prenant le pouls de la Windy city et parvenues jusqu’ici non sans quelque effort, pour cause de distribution défaillante et tirages limités. Mais à l’heure où un album lambda tend à se consommer instantanément et gratuitement, il faut bien avouer qu’il y a un certain plaisir à aller à la rencontre de musiques qui ne se laissent pas cueillir sur un peer-to-peer, qui échappent aux rets du think global et s’épanouissent discrètement à l’autre bout de la planète à l’ombre des Kranky, Drag City et autres Thrill Jockey.
Les parutions du label Rebis, créé à Chicago par le fondateur du duo noise Number None et tête de pont d’un petit réseau de musiciens très prisés par là-bas et encore mésestimés ici, appartiennent à cette catégorie de musiques qui font autorité en Illinois mais dont on ne trouve pas nécessairement trace au Bimbo Tower (pour faire court). Conçu autour de l’idée de la transformation chimique – rien ne se perd, rien ne se crée – sa dernière compilation Lead Into Gold, Long-form Works montre avec dix artistes issus des scènes noise, psychédélique, folk et minimaliste, autant de manières d’amener un morceau d’un point A vers un point B ou de transfigurer son matériau d’origine. Avec une hypothèse commune à tous les morceaux : celle de la durée nécessaire à un tel processus. Bruce Russell, ex-The Dead C, fondateur de Corpus Hermeticum et seul artiste non américain avec les Birds of Delay à figurer sur ce disque, intitule d’ailleurs sa contribution : {(Time = Music) = (Music = Time)}3. Si l’on décrypte la compilation à l’aune de cette contrainte stylistique, on se rend compte que les musiciens ont plus souvent privilégié la transfiguration de leur matériau à des morceaux narratifs (comme ceux de The Gray Field Recordings et de Son of Earth) ou à un exercice littéral de migration d’un point à un autre, comme l’ont fait les Chicagoans de White/Light (un membre de Joan of Arc + un ingé son de Slint et Sonic Youth) qui passent d’un déluge de drones façon Sunn O))) à des boucles acoustiques mêlées de wah-wah. Au nombre des alchimistes qui tirent des sonorités insoupçonnables de leurs instruments, on retiendra deux noms : Keenan Lawler (ancien collaborateur de Pelt) qui à l’aide d’une resonator guitar, dont il explore l’acoustique depuis longtemps, produit des sons proches d’un glassharmonica ; ainsi que The Opera Glove Sinks in The Sea, projet de Gwyneth Merner, construit avec un theremin et des boucles pré-enregistrées, mais dont les paysages sifflants n’évoquent jamais les glissandi caractéristiques du theremin. C’est pourtant une troisième voie, celle de la transe et donc de l’élévation (obtenue par la stase ou la boucle) qui permet le mieux aux morceaux de transmuer et de se libérer de leur matériau. C’est ce que montrent une fois de plus deux membres de Town & Country dans leurs projets respectifs : The Zoo Wheel (aka Liz Paine) et Bird Show (aka Ben Vida) en duo avec Lichens (aka Rob Lowe, ancien programmateur du Empty Bottle et artiste en solo chez Kranky). Les « héros » de Lead into gold ne sont pourtant pas de Chicago mais de Leeds : Birds of Delay est un très grand groupe de noise et avec son Burning bright ember, le duo anglais confirme que quinze minutes de bruit peuvent atteindre l’incandescence d’un Paul Flaherty, la beauté contemplative d’un Sun Ra et la puissance d’un Peter Brötzmann. Retenez leur nom.
Si l’album de Good Stuff House est publié à Portland (Maine) par Time-Lag, il a bien été réalisé à Chicago par trois habitués du Empty Bottle : Matt Christensen et Mike Weis, membres des incontournables Zelienople (auteurs des très beaux Sleeper Coach et Ink, tout juste réédité par Loose Thread) et Scott Tuma du collectif d’improvisation Boxhead Ensemble (responsable de la musique du documentaire Dutch harbor). Enregistré à la maison sur une période d’un an avec une réserve d’instruments sous la main (guitares, banjo, orgues, harmonica, vibraphone, percussions, lap steel, micro-contact, …), le disque (à face noir) se présente dans un écrin cartonné donc chacune des deux faces est recouverte par un tirage granuleux d’oiseaux perchés sur leurs branches, digne de Mario Giacomelli. Au final, tant par son mode opératoire que par l’univers qu’il s’est modelé, le trio évoque non pas tant le Boxhead ou Talk Talk que Set Fire to Flames ou The Autistic Daughters. C’est-à-dire un groupe de rock qui reprise ses improvisations (les sept morceaux ont fait l’objet d’overdub, de modifications de hauteurs…) et parvient avec élégance à faire surgir de l’ennui des éclats de beauté (l’ennui draine parfois de très bonnes idées). Attentif aux textures (boucles acoustiques sur drones électriques, frottements…) et à la spatialisation (beaucoup d’effets de superposition, de va-et-vient entre champ et hors champ, premier et dernier plan), Good Stuff House possède également une approche très plasticienne de la musique, qui fait de chaque morceau un tableau-son, une variation anémique autour d’un paysage crépusculaire et vaporeux.