Résurrection inespérée d’un diamant perdu de Jacques Rozier, quasiment invisible pendant 25 ans. On connaît la légende Rozier, tous ces délais (de tournage, de montage, de distribution), tous ces retards à l’allumage, ces arlésiennes glorieuses, dont le dernier en date est Fifi Martingale, montré à Venise, à la télé, mais toujours pas sorti en salles, trois ans après sa réalisation et après une multitude de passages sur la table de montage. Les Naufragés de l’île de la tortue doit son purgatoire à la faillite d’une société de production qui sapa la sortie du film en 1976. En 1976, la carrière de Pierre Richard était à son apogée, et à ce titre il est presque étonnant qu’il se soit retrouvé chez Rozier, car le cinéaste a l’heureuse habitude de faire jouer des acteurs populaires le plus souvent au creux de la vague. Il a donné à Bernard Menez, Luis Rego ou Jean Lefebvre leurs plus beaux rôles. Pierre Richard est un acteur d’une autre trempe, l’un des plus grands des années 70-80, mais la problématique proposée par Rozier est la même : réinventer un acteur populaire dans un film tenant à la fois de la comédie désinvolte dont l’horizon serait la quête d’un absolu naturel rimant avec liberté et légèreté, et en même temps exercice de mise en scène déroutant par son inflexibilité, son refus de toute économie, de se priver de quoi que ce soit, et surtout pas de durée et de temps morts.
Pour qui n’a jamais vu un Rozier, l’expérience des Naufragés… invite au malentendu, tout comme Du côté d’Orouet ou Maine océan restent des films d’une certaine manière difficile d’accès : des comédies, annoncées comme telles, mais dépourvues de coups de force comiques, avares en gags, davantage préoccupées par ce qu’il y a entre les moments de comédie que par le faire-rire. Alors il faut se fier à la curiosité, la sienne comme celle du film, curieux voilier semblant naviguer à vue dans un océan d’incertitudes -incertitudes du récit, quasiment dépourvu de scénario, incertitudes des situations et des registres, incertitudes quant à la nature de ce qui est filmé. Il faut rendre à Rozier son mystère -et Les Naufragés… est peut-être son film le plus secret-, le mystère de la fabrication d’un tel film, auquel les images renvoient sans jamais que cela ne dénature la mise en scène. Mystère aussi de l’incroyable authenticité du moindre plan, ce ton unique, cet art de la fugue, qui éclatent dans cette comédie minimaliste, aux effets complexes, aux sortilèges littéralement incompréhensibles et enfin à l’originalité incommensurable.
Ça raconte quoi, Les Naufragés… ? Une énorme coïncidence amoureuse, une formule de voyages consistant à jeter des touristes sur une île déserte, une virée caribéenne à la recherche d’un îlot qui, une fois trouvé, offre la paradoxale possibilité d’une continuation des vacances en même temps que la clôture pratique du récit. C’est un film qui donne à voir Rozier et, partant, l’une des aventures les plus singulières du cinéma moderne.