Il serait peut-être temps, en cette période de disette cinématographique française, de reconnaître enfin le vent nouveau qui souffle aujourd’hui sur le cinéma allemand. Pas seulement parce que Good bye Lenin ! ou Head-on font des entrées hors de leur territoire, mais bien pour ce vivier de cinéastes de talent qui grossit un peu plus chaque jour, tels Henner Winckler (Klassenfahrt), Ulrich Köhler (Bungalow) ou Christian Petzold (Contrôle d’identité), dont la notoriété n’excède pas, pour l’instant, le cadre restreint de quelques cinéphiles avertis. Il y a une évidence dans Le Bois lacté (Milchwald) qu’on cherche en vain dans nombre de premiers films et range d’emblée Christoph Hochhäusler dans la catégorie cinéma d’auteur dans ce qu’il a de plus ferme et de plus aguerri : une vision du monde qui est aussi une vision de cinéma (ici, l’un ne va pas sans l’autre), non une nature molle et informe dont nous abreuvent les films sans idées.
Dès l’entame, un cadre étouffant pourtant en plein air et une musique qui menace les personnages comme un monstre sonore. Deux enfants marchent sur le bord d’une route, bientôt récupérés en voiture par leur mère (en fait leur belle-mère) avant que celle-ci ne les abandonne, à la faveur d’une dispute, dans la nature. De l’aveu même du cinéaste, Hansel et Gretel des frères Grimm a constitué le point de départ du film. Cette impulsion première, celle du conte, irrigue toute l’aventure des enfants laissés à eux-mêmes dans un pays qu’ils ne connaissent pas (la Pologne limitrophe), mais avec cette dureté du réalisme qui vient sans cesse dynamiter toute velléité d’onirisme ou de fantasmagorie. Au delà de l’inquiétante étrangeté des lieux et des gens (un bois, un restaurant d’autoroute, une ville en pleine cérémonie religieuse, l’habitacle d’une camionnette), au delà du formalisme du film, il y a cette idée d’un cinéma reposant avant tout sur des éléments naturels (deux enfants, un paysage, le vent dans les hautes herbes, un ciel gris) mais organisés comme autant de menaces potentielles, chaque élément apparaissant dans une dimension souterrainement expressionniste -et par là même comme un signe autonome, presque détaché de son contexte : dans cet interstice vient se nicher l’inquiétude. Le clin d’oeil au Shinning de Kubrick n’est, à ce titre, pas anodin.
Pas question ici de road movie initiatique, d’apprentissage d’une altérité (misère polonaise contre richesse allemande). Le projet d’Hochhäusler est ailleurs. D’abord parce qu’il suit aussi le parcours de la belle-mère et du père des enfants, entre lesquels règne un non-dit sur l’origine de cette disparition. Ensuite parce qu’apparaît ce personnage accompagnant les enfants (ici, la mémoire cinéphile ne fait qu’un tour puisque l’interprète, Miroslaw Baka, est celui qui jouait l’assassin de Tu ne tueras point de Kieslowski) et que peu à peu tous vont être révélés à leur monstruosité. Il y a du Fritz Lang dans Le Bois lacté, dans cette description d’une humanité de bourreaux (les enfants rappellent même un peu ceux du Village des damnés), d’une vision du monde (l’Europe) ou chacun est renvoyé à sa propre aliénation. Le fond de l’histoire, en effet, est celui d’une communauté impossible, d’une troupe vouée à l’effroi glacé de l’éclatement. L’horreur sourde du film, son pessimisme, ne laisse aucune place à la respiration. Un vent froid vient de souffler sur notre idéalisme.