L’Electro-Acoustic Ensemble d’Evan Parker, héros de l’aventure free-jazz européenne, offre l’exemple type d’une formation qui, de disque en disque, outrepasse son concept initial pour intégrer les résultats de ses recherches et avancer sans cesse. A l’origine, un trio de pointures des musiques improvisées (Evan Parker, Barry Guy, Paul Lytton) s’entoure d’une équipe de musiciens versés dans le bidouillage électronique et lui confie une tâche : modifier en temps réel le flux des instruments, de manière à créer une interactivité permanente entre musiciens et électroniciens. En résultèrent deux albums expérimentaux d’un grand intérêt (Toward he margins et Drawn inward) qui, rapidement, emmenèrent le groupe vers des horizons plus larges : les relations entre les deux pôles se complexifient, de nouveaux musiciens font leur entrée dans l’ensemble (le pianiste Augusti Fernandez, le programmeur Joel Ryan, entre autres), un réseau de plus en plus sophistiqués d’échanges et de réactions se crée au sein d’une structure en constante évolution. Le double électronique assigné au trio devient finalement bien plus qu’une simple « ombre active », et la musique du groupe quitte peu à peu les rivages d’un free jazz amélioré pour s’engager sur des eaux agitées, proches de la musique contemporaine, à tel point qu’on le voit régulièrement désormais au programme des festivals du genre.
Ce sont d’ailleurs ceux d’Oslo et Huddersfield qui ont passé commande à Parker du projet Memory / Vision, lequel témoigne d’une nouvelle avancée de l’Ensemble sur les pistes qu’il défriche depuis sa création. Neuf musiciens sont désormais de la partie : le trio d’origine, deux autres instrumentistes (le violoniste Philipp Wachsmann, le pianiste Augusti Fernandez) et quatre électroniciens qui travaillent sur les signaux qu’ils produisent et les leur renvoient en temps réel. Le parti-pris d’improvisation absolue est abandonné au profit d’une méthode de composition ouverte (Evan Parker estime que l’opposition écriture / improvisation est aujourd’hui dépassée) basée sur un grand plan d’ensemble dont les détails sont, eux, improvisés. Le leader-architecte ne se contente plus de son saxophone : il passe aussi de l’autre côté de la barrière et manipule samples et bande magnétique, injectant en permanence de nouveaux sons préenregistrés, issus de matériaux on ne peut plus divers (on y trouve notamment des bribes d’un duo de Parker avec le batteur Paul Lytton datant de… 1972). Résultat : une sorte d’ambient indéfinissable et surprenante, où les couches (jeu réel, samples, bandes, traitement en direct) se superposent et s’entrecroisent dans une toile dynamique et fascinante dont émergent, parfois, des moments plus « conventionnels » (improvisation libre des cinq musiciens acoustiques, notamment). Placée sous les auspices philosophiques du penseur et mathématicien Charles Arthur Musès, cette musique complexe, moderne et intrigante abat curieusement les barrières séparant sensualité et cérébralité, l’ambition intellectuelle du projet ne bridant jamais la spontanéité du geste musical. Passionnant.