Ca devait arriver : une époque qui a inventé la real TV ne pouvait qu’accoucher du real novel, façon Big Brother. Le principe ? Une romancière à succès, Victoria About, invite onze personnes de sa connaissance dans une somptueuse maison louée sur la côte anglaise pour quatre semaines d’été ; tout est fourni, mets fins et alcools compris. En échange, elles acceptent de devenir les personnages de son prochain livre. Une sorte de Loft littéraire, donc, tout aussi scénarisé que sa version télé (Victoria fait tout pour que les événements réels se conforment au synopsis qu’elle a préparé avant de commencer l’aventure), mais pour lequel l’excellent Toby Litt a tout de même imaginé deux ou trois imprévus qui font de ce texte hilarant et original une sorte de mise en abîme de la frontière entre fiction et réalité. « Ce que je me propose d’écrire n’est pas tout à fait un roman. Disons plutôt la novélisation de quelque chose qui est réellement arrivé. Pas quelque chose qui est déjà arrivé, mais quelque chose qui doit arriver. La moitié du travail d’écriture consistera à contrôler les événements eux-mêmes ». Qui a peur de Victoria About se présente ainsi comme la version brute du roman qu’écrit Victoria durant son séjour dans la maison, telle qu’elle l’a présentée à son éditrice. Celle-ci, qui faisait partie des invités avec son mari, a noté à la main ses commentaires et corrections à même le texte, annotations reproduites telles quelles sur les pages du livre, à l’encre bleue (ce qui ne manque pas de surprendre lorsqu’on feuillette le volume la première fois).
De la mise au point du projet (correspondance entre Victoria et son éditrice, détermination du casting, problèmes matériels divers) à l’arrivée des invités, de la première nuit sur place au départ anticipé après que la presse se soit emparée de l’affaire, tout est raconté par Victoria sous forme d’un journal de bord drolatique et indiscret, sans coupes ni fioritures, brut de décoffrage. L’éditrice ne se prive d’ailleurs pas de barrer des lignes entières du tapuscrit, par souci de style (parfois) ou pour censurer des passages la concernant (souvent, ce qui donne d’ailleurs tout son intérêt à un procédé qui aurait pu n’être pour Toby Litt qu’un gadget inutile). L’intrigue ? Il n’y en a justement pas : Toby / Victoria ne raconte que ce qu’il/elle voit, qu’il s’agisse de futilités (« Vers 22h30, je me suis assise sur le petit canapé du salon avec Proprette ») ou de scènes de famille (Victoria a invité sa soeur, avec laquelle un contentieux traîne depuis des années), d’histoires de fantômes ou de bastons en bonne et due forme entre deux invités qui ne peuvent pas se sentir. Pour pimenter les choses et se donner tous les moyens d’écrire un bon livre, Victoria a discrètement fait installer des caméras dans toutes les pièces, histoire de ne rien manquer de la vie intime des individus dont elle a décidé de faire ses personnages. Cela pourrait être aussi chiant que les Colocataires de M6 mais, à la différence des scénarios bâclés de la real TV, c’est ici un excellent romancier qui tire les fils : avec un remarquable talent de metteur en scène, un humour piquant et des trouvailles à revendre, Toby Litt fait de son vrai-faux roman-concept une savoureuse comédie de mœurs doublée d’un jeu de l’esprit finement mené et d’un subtil brouillage des pistes entre réel, fiction, mensonge et littérature. Pas de scène de charme en apnée dans une piscine gonflable au programme, mais Qui a peur de Victoria About contient suffisamment de morceaux de bravoure pour pouvoir s’en passer.