L’aventure a commencé voici une dizaine d’années, lorsque le producteur Stefan Winter proposa au pianiste Uri Caine un projet fou : à partir d’un film sur Gustav Mahler réalisé par son frère Franz Winter, imaginer un développement musical librement inspiré de l’œuvre du compositeur viennois. Le film sortit à la fin de l’année 1995, et le groupe du pianiste américain en joua la musique en direct lors de la projection à la Knitting Factory. Deux ans plus tard, Stefan Winter lançait son nouveau label de jazz, Winter & Winter : Primal light (traduction de Urlicht, « Lumière originelle », la deuxième symphonie de Mahler) fut le premier disque de son catalogue. Le critique Philippe Méziat écrivait à l’époque : « Le pianiste a réalisé un travail en tous points remarquable. De bout en bout, l’esprit de la musique de Mahler est respecté, restitué dans ses dimensions plurielles, interprété jusqu’en ses conséquences ironiques, tendres, démentielles à l’occasion ». Issu d’une famille de russes juifs, Caine mélangeait avec une belle audace les musiques classiques et traditionnelles européennes avec ce jazz moderne new-yorkais dont il est l’un des piliers, accomplissant finalement le désir implicite de Mahler lui-même qui, comme le rappelait Norman Lebrecht, grand spécialiste du compositeur, avait utilisé une chanson enfantine dans sa première symphonie. Cette démarche présida ensuite à différents albums publiés par le pianiste sous l’étiquette allemande, quel que soit le patronage classique dont ils se revendiquent (Wagner, Bach, Mahler à nouveau) : Dark flame, qui se base sur les lieds de Mahler et tire son titre d’un Kindertotenlieder, s’inscrit dans la même lignée et, eu égard à sa réussite, en constitue l’apogée.
A partir de l’esprit des musiques du maître, il compose en architecte un étourdissant patchwork musical empruntant au classicisme autant qu’aux folklores et à la modernité, mêlant des éléments de toutes origines : gospels, jazz, bals viennois, parfums extrême-orientaux. L’interprétation vocale des lieds est ainsi successivement confiée à des écrivains américains (Julie Patton, Sadiq Bey), un acteur allemand (Shepp Bierbichler), un cantor juif (Aaron Bensoussan), une poétesse d’origine russe (Shulamith Wechter Caine), un chanteur chinois (Tong Qiang Chen), une chanteuse gospel (Barbara Walker) et une chorale allemande (la chorale Bach de Kettwig). Dans un travail qui tient tout à la fois de l’arrangement de haut vol, de la mise en scène et de la direction d’orchestre, Uri Caine imagine et met en œuvre les assemblages complexes de ces éléments musicaux disparates et fait dialoguer ses vocalistes avec son propre groupe de jazz, où se distinguent quelques unes des pointures incontournables de la scène new-yorkaise contemporaine (Ralph Alessi, que les amateurs des « Five elements » de Coleman connaissent bien ; Don Byron, qui fait partie du projet depuis l’origine ; le batteur Jim Black ; le violoniste Mark Feldman ; le guitariste David Gilmore, entre autres). Le résultat, intense et étourdissant zapping sonore dans lequel les partitions de Mahler sont comme atomisées aux quatre coins de la planète, ne laisse pas d’impressionner. Bien au-delà de la performance musicale et de l’ambition intellectuelle du projet (qui, pour être on ne peut plus sérieux, n’oublie jamais d’être drôle, voire burlesque), l’émotion que peut provoquer ce voyage musical dans le temps et l’espace fait qu’on y revient inlassablement, comme pour y découvrir quelque chose que l’on connaissait déjà, avec une mélancolie bousculée que Caine, en orchestrateur parfait, sait ne pas laisser s’installer plus qu’il ne faut. Une œuvre universelle au vrai sens du terme, où chacun retrouvera mystérieusement le sien.