Une sorcière aventurière du quotidien. Postulat incongru, surtout pour Hayao Miyazaki, qui place habituellement le merveilleux comme une base quasi axiomatique dans son cinéma. Kiki n’en reste pas moins un film bien de son auteur. Trouée oxygénante, conte intimiste à la limite de l’introspection, il fait étinceler des facettes présentes mais souvent en veille dans l’oeuvre du maître : le doute, la douleur, les rêveries contrariées.
Kiki pourrait commencer là où finit un Miyazaki classique. Petite famille de sorcière perdue dans une verdure chatoyante, du merveilleux comme convention et l’apaisement en climax, on sait où l’on est. Avec l’excitation des grandes occasions, Kiki 13 ans s’apprête à quitter son home sweet home pour s’implanter dans une ville alentour. Une habitude pour les sorcières, qui doivent se confronter dès leur plus jeune âge au monde extérieur. Pas de fuite ou de rêverie ici, juste une envie spontanée de voler de son propre balai. Mais la plongée vers l’inconnu advient tout de même. Sauf que le monde extérieur ressemble autant au nôtre qu’au domaine des Dieux de Chihiro. Kiki s’y retrouve rapidement déboussolée. Quasi SDF, elle trouve in extremis une chambre de bonne et un boulot de livreuse chez une boulangère. Tâche modeste pour une sorcière qui dans le réel, se résigne un peu tristement à l’évidence : elle ne « sait que voler ».
Le film s’en tient là, creusant sa matière discrète avec un soin rigoriste. Rien n’échappe à l’oeil bienveillant de Miyazaki, qui privé de ses habituelles fantasmagories visuelles, sonde la moindre variation sensorielle de Kiki pour en faire une succession sinueuse de mini-fictions. Tout et son contraire devient tour à tour obstacle et jouissance, du don de voler à l’angoisse de rester à terre pour toujours, de la liberté fantastique des grands espaces aériens à l’inquiétude vertigineuse qu’ils procurent. Une dichotomie à proportions et intensités variables, jamais mécanique, qui travaille le film en sourdine. D’où un malaise, plutôt un mal-être, lancinant et presque dépressif qui ne le quittera jamais. Pour autant Kiki n’en devient pas plombant, sûrement grâce à la profonde empathie de Miyazaki envers son héroïne. L’introspection de Kiki est si partagée qu’elle en devient à la fois universelle et extrêmement personnelle. Quinze ans après, le message de Kiki ne se dément pas : Miyazaki cultive et utilise au mieux ce qui lui est personnel.