Deux nouvelles parutions de et sur Lobo Antunes, parallèles à son oeuvre romanesque : un troisième livre de chroniques écrites pour un magazine portugais, un livre d’entretiens accordés à la journaliste espagnole Maria Luisa Blanco. S’agissant des chroniques, Antunes y divague sur des thèmes autobiographiques récurrents : son enfance, son grand-père, ses amis morts, la guerre d’Angola et son harassant travail d’écrivain obsessionnel (« En parcourant les lignes, le doigt du lecteur devait sentir le feu et le sang. Mais pour cela, il était nécessaire que lui-même brûle et saigne »). Souvent il se regarde dans la glace alors qu’il se rase, interroge son reflet, s’en dissocie, se fait personnage ; il avoue qu’il ne sait pas quoi écrire puis enchaîne sur n’importe quelle idée qui, par résonance, finit par dessiner les contours troubles d’un texte qui fonctionne, puisque sa mémoire est intrinsèquement poétique et qu’elle attire tout dans la spirale de son lyrisme. Il parle du point de vue de l’enfance, et l’on comprend que cette mémoire et cet imaginaire poétiques tiennent principalement à une subjectivité préservée alliée à une intelligence supérieure. On pense à la théorie baudelairienne selon laquelle le poète se définit comme celui qui redevient enfant à volonté : elle est en accointance parfaite avec le génie d’Antunes. Ces textes courts, écrits en un temps limité, laissent apercevoir d’une manière assez claire les processus de création d’Antunes : plusieurs des motifs qu’il y élabore se retrouvent d’ailleurs développés dans ses romans. Il n’accorde cependant à ces « chroniques » aucune valeur littéraire ; de fait, si elles contiennent de nombreuses fulgurances et certains joyaux, leur qualité est en effet inégale. Sans doute parce qu’elles n’offrent pas les conditions dans lesquelles se déploient d’ordinaire le style d’Antunes : la longueur convenant à l’ampleur de son souffle, le travail inlassable de réécriture nécessaire à sa pleine maturation. Cela étant dit, trois pages bâclées d’Antunes valent largement un roman commun.
La retranscription des conversations que l’auteur a eues avec Maria Luisa Blanco (entre avril 2000 et février 2001), préfacées et ordonnées par la journaliste, est un véritable bonheur pour les admirateurs du maître portugais, réputé pour sa pudeur et son dédain du monde médiatico-littéraire. Il s’y livre avec une sincérité et une franchise impressionnantes, sans aucune pose. Là encore, il y a de l’enfance dans sa manière de dire les choses sans fard, sans orgueil et ni fausse modestie, dans leur simplicité brute. L’expérience traumatisante et révélatrice de la guerre, son amour indéfectible pour Zé, sa première femme, retrouvée lors de l’épreuve de son cancer fatal, l’amour qu’il porte à ses quelques amis… et l’écriture, qu’il vit comme un sacerdoce, ayant décidé de s’y livrer dès l’âge de 7 ans. Citant régulièrement des vers de Garcia Lorca ou d’Apollinaire, il se montre curieusement jaloux des possibilités littéraires de la poésie, de sa force concentrée à l’extrême, lui qui n’écrit que par infinis tourbillons : « personne n’écrit de romans comme moi, mais je suis un poète raté » explique-t-il. Et d’avouer qu’il écrit littéralement comme un fou, 12 heures par jour, taraudé par l’angoisse : « écrire, c’est une drogue dure », une drogue qui ne lui laisse pas vraiment le temps de faire autre chose, par exemple de prendre part aux mondanités littéraires ou de répondre aux interviews des journalistes. On se contente donc de ces précieuses confidences et, vu les shoots qu’il nous offre, on ne lui en veut pas.