Quelques mois à peine après Les Comédiens, l’infatigable érotomane Bourgeade revient avec ce Crashville dans lequel il décrit un Paris foncièrement interlope et SM. Deux amis discutent au comptoir du « Canon des Gobelins » : l’Albinos, qui est serveur, et Grubudu, un homme basique, à la brutalité soudaine et gratuite, qui tue de temps en temps des femmes croisées dans la rue à coups de batte de base-ball. Un soir, l’Albinos retrouve par hasard Monica, venue prendre un verre dans son bar ; il demande à Grubudu de le venger de cette femme qui, au temps où il travaillait dans un peep show, lui avait piqué toutes ses économies. Le Paris de Bourgeade est à l’image des son univers romanesque : c’est celui des bas-fonds, des boîtes échangistes, du trafic de la chair et du meurtre gratuit ; c’est aussi en surface, plus communément, celui du sexe comme marchandise omniprésente : « J’écoute les murs. – Ils disent quoi ? – Ils crient le sexe ». Comme toujours, Bourgeade se montre très inventif dans la construction, élaborant ici une sorte de poupée russe où s’emboîtent les personnages et leurs histoires avant que tout se résolve dans la reconstitution des premières scènes, après que le temps a été remonté et relancé au gré des chapitres.
Cette structure pluricirculaire n’est pas sans créer une impression d’enfermement aux conséquences explosives ni sans rappeler les cercles des Enfers, qui se referment l’un après l’autre sur la prostitution, le meurtre, la torture et le viol. D’un autre côté, les trois petits points céliniens qu’il lâche sans cesse hachurent un style facile et rapide en créant un rythme presque enjoué, qui contraste franchement avec le fond. Contraste qu’accentuent par ailleurs les sobriquets ridicules des personnages et le côté caricatural de nombreuses situations, qui font parfois tourner le roman au cartoon gore. Ce paradoxe aurait pu donner naissance à un effet particulier, une émotion trouble, une caricature sanglante : ce n’est pas le cas, et on oscille entre désir, dégoût, humour et effroi sans jamais plonger vraiment, avec amusement puis avec lassitude. Bourgeade est un écrivain habile, certes, mais dépourvu du style vraiment acéré qui aurait pu lui permettre de trancher dans les « parts maudites » pour en déflorer les abîmes avec fécondité, comme chez un Bataille ou un Calaferte. Sa surproduction littéraire (il est l’auteur d’une cinquantaine de livres, et publie à un rythme toujours très soutenu) finit par poser problème : ressassant inlassablement les mêmes thèmes sans qu’on y retrouve l’effet vertigineux de ses maîtres, elle donne l’impression d’une provocation qui tourne à vide. Ça bandouille trash, mais ça manque de foutre.