« A mon avis, ce livre est un des romans majeurs de la Grande-Bretagne des années 1980, et je suis encore un peu étonné de la manière dont on l’a négligé ». C’est ce qu’écrivait Irvine Welsh à l’occasion de la réédition du Son de ma voix : publié pour la première fois en 1987, ce texte de l’écossais Ron Butlin ne sortit vraiment de la confidentialité qu’une dizaine d’années plus tard, lorsque son jeune et turbulent confrère tomba dessus par hasard et décida de tout faire pour lui donner la célébrité qu’il méritait. De fait, on n’avait jamais entendu parler en France de cet étonnant romancier, nouvelliste, poète et dramaturge (on lui doit trois pièces de théâtre et quatre livrets d’opéra), qui se lança dans l’écriture après une première vie professionnelle instable et éclectique (il fut, nous dit-on, songwriter dans un groupe pop, racleur de bernacles sur la Tamise, valet de pied en ambassade et modèle artistique dans l’université que fréquenta Sean Connery). On ne devrait pas, cela dit, oublier son nom de si tôt : Le Son de ma voix impose en effet un auteur aussi majeur que le prétend Welsh avec enthousiasme, et se place d’emblée parmi les textes les plus puissants et intenses qu’on ait pu lire sur ce sujet difficile, presque impossible à appréhender sans sombrer dans le misérabilisme, la compassion ou les artifices d’écriture : l’alcoolisme.
Le héros de Ron Butlin boit : Morris est un homme raisonnablement riche, cadre dirigeant dans une petite industrie, familialement comblé (une maison dans une banlieue chic, une femme, des enfants). Pourquoi boit-il ? On n’en saura rien, car Ron Butlin se contente de dire comment : Morris ne boit pas pour oublier, ne boit pas pour faire la fête, ne boit pas pour imiter. Il ne ressemble en rien au yuppie célibataire qui noie la vacuité de son existence dans le whisky et la cocaïne, typique des fictions anglo-saxonnes des années quatre-vingts. Morris est un bourgeois de la middle-class enfermé dans une spirale autodestructrice, incapable de résister à l’alcool, prêt à recourir aux stratagèmes les plus pathétiques pour cacher son addiction à sa femme, à sa secrétaire, à ses collègues de travail. Avec beaucoup d’habileté, Butlin utilise la deuxième personne pour souligner la tragique ambivalence et la cruelle faiblesse de Morris ; celui-ci se voit chuter en même temps que nous, s’entend se réconforter lui-même, regarde littéralement les mécanismes mentaux qui le poussent à nier son alcoolisme ou à en nuancer la gravité. « Aussi, as-tu pensé, il y a seulement deux endroits dans le monde : là où il y a de quoi boire, et là où il n’y a pas de quoi. Quelque part -et nulle part. Mais tu sais où tu en es avec ça. Tu sais que cela te tire d’affaire. Tu sais quand t’arrêter. Pas de balbutiement ni de chute pour toi. Tu sais exactement ce que tu fais : assez ou trop ».
L’économie de moyens avec laquelle Butlin décrit les symptômes de l’alcoolisme (perte des repères, déséquilibre physique, dérégulation thermique, vomissements, gestes non contrôlés) fait toute la puissance d’un récit où, de par le mode d’écriture retenu, on se sent comme aspiré dans la déchéance du héros. Rentrant ivre et se couchant à côté de sa femme endormie : « Le plafond commençant lentement à tournoyer, te plaquant contre la tête de lit quand tes yeux se sont fermés ». Plus loin, incapable de tenir debout : « Stabilisant le sol, pieds écartés comme debout au milieu d’une planche de balançoire. Ne pas bouger vers l’avant, mais maintenir l’équilibre de la chambre exactement comme il était ». L’apparente neutralité du style de Butlin ne doit pas tromper : elle lui permet de donner toute son ampleur au drame de Morris et de ne jamais sortir de l’étroite ligne de conduite qu’il s’est donné, soit du côté du psychologisme (inutile ici), soit de celui du sociologisme. Sa vision de l’alcoolisme nécessitait, paradoxalement, une parfaite sobriété de la plume. Il en résulte un texte d’une intensité et d’une violence sourdes et rentrées, un portrait d’une saisissante lucidité dans lequel il n’est pas forcément utile de rechercher, ainsi que le fait brièvement Irvine Welsh à la fin de sa préface, une éventuelle critique sociale implicite.