« Pura vida est un idiotisme costaricien ; un ticismo intraduisible. En deux mots, c’est le plus beau compliment qui se puisse adresser à la vie ». Derrière cette expression insaisissable, l’errance d’un narrateur, écrivain, passant d’un pays à l’autre de l’Amérique centrale (Nicaragua, Honduras, Salvador, Cuba), d’un café à l’autre, d’un taxi à l’autre, d’un personnage à l’autre avec la même désinvolture. Partant avec l’intention d’écrire la vie et la mort de William Walker, des dizaines de bribes d’histoires diverses se télescopent et s’agrègent autour de la première en suivant la logique subtile d’une divagation. Dans la mythologie révolutionnaire de l’Amérique centrale, William Walker est à Ernesto Guevara ce que le démon est à l’ange mais, finalement, il incarne seulement la version mégalomane du rêve utopique. Jeune veuf parti à la conquête de cette partie du nouveau monde, éphémère président du Nicaragua, financé ensuite par les Chevaliers du Cercle d’Or (une émanation sectaire des confédérés), ce jeune conquistador fou de Byron fut attiré comme tant d’autres aventuriers par cette terre de tous les possibles. « Il m’est apparu que cette région du monde, pendant les deux derniers siècles, n’avait pas été plus avare de héros, de traîtres et de lâches que ne l’avaient été les provinces grecques et latines de l’Antiquité ». Alors se succèdent et se mêlent les destins de Simon Bolivar, Francisco Morazan et Che Guevara (et le faux Che, Che.50), des poètes Roque Dalton et Eduardo Bähr, mais aussi des chauffeurs de taxi, de la jeune femme de ménage Alina ou encore de Victor, un vieil amnésique armé d’une mallette et de la photo d’une femme dont il ne connaît plus le nom. Sur cette terre neuve où s’enchaînent révolutions et dictatures, livrée à tous les rêves et atrocités des hommes, la comédie de l’histoire est sans doute marquée d’un trait plus épais, oscillant toujours entre tragique et burlesque, comme lorsqu’on lit les conditions de déclenchement de la « guerre du football »…
Dans un style extrêmement fluide, fin, souvent syncopé, Deville nous embarque avec lui dans une infinie rêverie lucide parcourue de discussions, rendez-vous, notes ou descriptions, et entrecoupée d’articles des journaux, autant d’autres histoires qu’il aurait pu nous raconter. Du fait divers à l’Histoire, de Guevara à Alina, il « dé-hiérarchise » notre vision du monde et des êtres pour réunir tout et tous à la trame de l’éternelle comédie. En filigrane, les mythes de Prométhée et d’Icare, et, rythmant le texte, de brèves descriptions où point un pur génie poétique du détail : si on est tenté de le comparer à Montherlant pour la « soif des êtres » et l’espèce de relativisme stoïcien qui sous-tend son discours, Deville serait un Montherlant qui aurait perdu de sa superbe, mais en gagnant une humilité particulière. Car si le narrateur est presque transparent, au point qu’on ne sait rien de lui (« Il m’avait demandé si j’avais des enfants et je lui avais répondu »), il n’est plus qu’un oeil qui enregistre et réverbère les histoires des autres, de tous les autres, avec en contrepoint un vieil homme amnésique et la conscience de la vanité finale de toutes ces histoires (l’exergue du livre croise Pascal et Byron sur le thème de l’agitation inutile mais nécessaire pour fuir l’ennui). Le titre même du livre relève cette ambiguïté à l’oreille du francophone pour qui le mot espagnol « vida », vie, sonne comme « vide ». Splendeur éphémère des existences où éternelle fuite du vide ? Ce livre, en tous cas, possède une grâce authentique qui nous rappelle les vers de Jouve : « La vie est vaine / La vie est admirable la vie est admirable elle est vaine ».