On est heureux, à la page 49 du livre de Mathieu Riboulet, de basculer définitivement dans la fiction. Car si Les Ames inachevées était une autobiographie, on frémirait pour son auteur. Le narrateur, Paul, raconte l’histoire de sa famille, la tristesse des rapports entre trois garçons et leurs parents, petits bourgeois du quinzième arrondissement de Paris : une analyse si réaliste qu’elle glace le sang. Puis, page 49 donc, on respire un peu mieux, Paul laissant la parole à son frère Frédéric, puis à Luc, le dernier. Et fait naître l’espoir. C’est l’histoire banale d’un couple sans vie, les Ducats, qui ont de l’amour une conception primitive, sociale, jonchée de déceptions. Rosalie, qui a entretenu des rapports étouffants avec sa propre mère, voulait une fille qu’elle aurait sans doute étouffée elle aussi. Mais ne lui prêtons pas de trop mauvaises intentions, les faits avérés sont déjà suffisamment à charge. Elle met au monde un premier garçon, « une erreur de jeunesse », avant son mariage avec Bernard Ducat. Le petit, né handicapé, est envoyé chez sa grand-mère. Puis, par un entêtement petit bourgeois ou, qui sait, dans une pulsion d’amour passagère, trois autres garçons naissent, Paul, Frédéric et Luc. Ceux-là font partie de la famille officielle. Mathieu Riboulet décrit avec patience ce qu’ils deviendront, l’atmosphère vitreuse dans laquelle ils grandissent, la façon dont ils se corrodent à l’air vicié de l’appartement familial. Le mal-être, le manque d’amour, la tristesse, voilà les conséquences d’une vie où les parents deviennent des spectres, incarnations d’une angoisse molle.
Comment réagir ? Chacun des garçons apporte sa réponse. Paul n’aimera pas les filles, évoluera dans une vie amoureuse frustrante : « J’ignore à peu près tout du sentiment amoureux, qui s’est tenu de moi, ou moi de lui, à distance respectable ». Frédéric cherche à arrondir les angles dans une posture intenable d’enfant modèle, « car on s’accommode d’à peu près tout ». Luc, le plus jeune, tentera de masquer le brouillard de cette vie de famille derrière un autre, plus artificiel, celui de la fumée des joints. Quasiment absent de l’histoire, le premier fils, celui qu’il faut cacher, laisse traîner son ombre à chaque page. Les trois enfants n’apprendront son existence que sur le tard. On la leur révélera avec ennui, dans un soupir, comme si cela n’avait pas d’importance. Depuis trop longtemps, Rosalie et Bernard Ducat on renoncé à la dignité.
Rosalie et Bernard. De ces deux-là, force est de reconnaître qu’on en tirera pas grand chose, même s’il restent les parents de l’histoire (c’est un rôle attribué à vie). Leurs enfants doivent s’habituer à vivre avec eux, c’est-à-dire sans eux, bien entendu. Ce qui reste ? Trois frères très proches, soudés par une histoire commune, s’admirant, se complétant les uns les autres ; la famille comme on l’imagine, celle qui rassure et dont on est fier. Pour tous les trois, devenus adultes, il est temps de chercher à rencontrer leur premier frère, non pas pour réparer, créer des relations artificielles, mais pour mieux comprendre qui ils sont. Face à ce nouveau membre de la famille, comment faut-il réagir ? La trame narrative des Ames inachevées, pur roman psychologique, est légère. Seuls quelques faits symboliques comptent. L’écriture de Mathieu Riboulet, qui décrit la haine de ce qu’on a pas le droit de haïr, est la locomotive du livre.