Avant Elephant, il y avait donc ce gigantesque Gerry, qui a mis longtemps à venir à nous en raison d’obscures questions de droits. Gerry, on ne sait pas très bien ce que c’est. Cela désignerait un raté, mais aussi un truc foiré, mais aussi une apostrophe, Ducon. Dans le film, tout le monde est gerry. Tout le monde, c’est-à-dire les deux uniques personnages, Gerry & Gerry, mais aussi le monde lui-même, le monde est gerry. Gerry, le film, semble venu d’ailleurs, on ne sait pas s’il arrive avant ou après -avant le début du monde ou après sa fin, aurore ou crépuscule.
Autour de ce récit de la balade de deux amis dans le désert, excursion qui tourne absurdement au cauchemar à mesure qu’ils se perdent, il y a comme une aura, où se fondent l’élémentaire et le cosmique, le minéral et le solaire, tout ce que la puissance et la bouleversante beauté du film attrapent au vol dans un même élan de ravissement et d’hypnose, de sidération et d’envoûtement. Tout va par deux, ici. Les Gerry / le désert, Gerry / Gerry, le paysage : ciel (bleu, blanc, bouillonnant) / terre (ocre, plate, blanche, déchirée), divisés par une ligne d’horizon, inaccessible terminus de cette épopée dérisoire. L’horizon, ce pourrait être une clé pour pénétrer ce mystère. L’horizon comme ligne, moins ligne de fuite que ligne en fuite. La clameur moderne de Gus Van Sant jaillit au moindre plan, dans cette évaporation des traits, du centre. La solidité rocheuse des images, qui impressionne davantage que leur splendeur éthérée, cogne contre la sensation du lieu, le désert sans bord, mouvant. Mystère du champ, de ces cadres ouverts jusqu’au bout du souffle, comme l’oxymore d’un cinéma de loin vacillant, en fait tenu fermement au creux d’une main. Précisément un cinéma qui déploie, déplie et se dissout dans un lieu où le centre est partout et la circonférence nulle part. A propos de cette formule, lancée par un théologien français médiéval pour décrire l’être divin, on dit que Pascal (qui en fit la gloire) voulut la modifier en y ajoutant le mot « effroyable », puis se ravisa. Gerry ressaisit cette effroyable et inquiétante beauté, le riant drame (la grande scène burlesque où Gerry se retrouve sur un rocher, ne sait pas comment en descendre, effectue un bond surnaturel, violent et presque grotesque).
Pourtant Elephant viendra réinventer les perspectives, les lignes, de couloirs en couloirs. La multiplicité, la petite foule, au fond travaillée par la même solitude que les Gerry. Mais ces lignes, par leurs ondulations, renvoient elles aussi l’écho de la stéréoscopie et du séisme de Gerry. Les deux films, de toute manière, ne jouent pas l’un contre l’autre, ou plutôt si, au sens où ils s’appuient l’un contre l’autre. Y affleurent une même élégie des cicatrices inconsolables, un même souci d’accompagnement (à tous les sens les plus forts, voir comment la musique d’Arvo Pärt, compositeur pourtant pillé, accompagne le film), une même empathie flottante et lumineuse ; s’y joue la même mélodie contemporaine de l’évanouissement et de la syncope (qui n’est pas mollesse, langueur, mais au contraire vitalité d’une perception prodigieusement en éveil), mouvement qu’ils emportent, l’un comme l’autre, avec une vigueur inouïe. Film de marcheur, de caillou, Gerry avance. Ce n’est pas un traité sur la déréliction, pas un trip, pas une démonstration de force esthétique. Juste un météore, chevauché par deux Ducons, venu nous percuter de plein fouet. Il ne faut pas se tromper et bien prendre la mesure d’une telle déflagration.