Quand Jonathan Franzen rédige la préface de la réédition américaine de Personnages désespérés, il parle d’un sommet du roman réaliste de la seconde moitié du vingtième siècle, de ces romans qui se suffisent à eux même puisque tout y est contenu. Et pourtant, il aura fallu à Paula Fox, née en 1923, attendre la fin des années 1980, un quart de siècle après le début de sa carrière romanesque, pour être « redécouverte » par plusieurs de ses compatriotes écrivains, dont Franzen, Jonathan Lethem, Andrea Barrett ou Frederik Busch. Ce soudain regain d’intérêt pour son œuvre ne doit rien au hasard ; quand on la lit, on constate que Fox transmet cette essence de la nouvelle ou du roman américain, cette atmosphère, cet art de la description qui les rendent si caractéristiques. Ainsi en est-il de Personnages désespérés, monument à la lassitude sourde et à l’ennui bourgeois qui souvent minent les couples sur la tangente, lesquels, à trop vivre ensemble, ne se comprennent plus, ou encore de ce Dieu des cauchemars énigmatique, rencontre entre roman initiatique et perle d’étude de mœurs et de caractère.
Quand Le Dieu des cauchemars (publié en 1990) prend des airs de chant initiatique, Personnages désespérés (1970) dépeint le déclin, la chute, les errances d’une société perdue ; les personnages centraux sont deux femmes, mais la toute jeune Helen, fraîchement débarquée à la Nouvelle-Orléans, n’a pas grand-chose à voir avec la digne Sophie, citadine dans l’âme. A moins que… Tout commence dans Le Dieu des cauchemars. Elevée par sa mère célibataire, fuyant l’atmosphère étouffante de la maison familiale, Helen a grandi à l’écart du monde, jusqu’au jour de l’annonce de la mort de son père, à l’autre bout du pays. Une annonce qui sonne le glas d’une existence à la monotonie parfaitement ordonnée : Helen est envoyée chercher son indépendance à la Nouvelle-Orléans où vit sa tante, ancienne danseuse aux rêves de gloire depuis longtemps noyés dans l’alcool. C’est là, au cœur du Quartier français, lieu de bohême, qu’elle trouve refuge chez un couple d’écrivains. L’occasion pour Paula Fox de mettre en scène toute l’innocence, la naïveté de la jeune fille sans cesse mise en avant dans ce milieu qui lui est parfaitement étranger et qu’elle apprend à découvrir, à aimer, sans pouvoir jamais y être parfaitement intégrée. Et quand des années plus tard on retrouve Helen, mariée, c’est pour percer un dernier secret, marque d’infamie, pour lever le dernier voile sur son innocence définitivement perdue.
Dans Personnages désespérés, on suit une femme mariée, Sophie Bentwood, dans une chute vertigineuse que rien ne semble pouvoir freiner. Cela commence par une scène de drame domestique d’une terrifiante banalité : alors qu’elle nourrit un chat errant, Sophie se fait mordre, et cette simple blessure s’érige en symbole de la fin d’un monde. En l’espace de quelques heures, toute la vie de Sophie et de son mari s’effondre, touchée dans ses fondements même : couple modèle d’une réussite sociale planifiée, ils semblent brutalement découvrir le monde extérieur, sa violence, la pauvreté à laquelle ils refusent d’être confrontés, tous les aléas des vies miséreuses qu’ils ont toujours refusé de voir. Le passage de Sophie aux urgences en plein week-end, son refus obstiné d’une simple piqûre, sont un modèle du refus futile de se trouver mêlée à d’autres, étrangers à son univers ; et la découverte du pillage de leur maison de campagne donne un coup d’arrêt définitif aux symboles d’une époque où tout était plus simple, mais qui n’existe plus.
Franzen a raison lorsqu’il écrit qu’à chaque lecture on trouve dans ces romans quelque chose de nouveau. Paula Fox raconte à merveille, sans complaisance excessive ; ses personnages sont trop complexes et trop vrais pour qu’on se contente de les suivre aveuglément ; jamais elle ne s’éloigne d’une trame narrative incroyablement dense, parfaitement maîtrisée. A ce jeu, si Personnages désespérés est sans aucun doute un modèle du genre, Le Dieu des cauchemars n’a pas grand-chose à lui envier. Dans leurs titres, on trouve exposées deux faces du même monde, deux âges différents et pourtant étrangement semblables, comme si chaque lecture permettait l’accès à une clef dévoilant les ombres non révélées de chacun des deux romans.