Pierre Emmanuel, un des principaux poètes de la Résistance, réemploya les symboles bibliques, arguant du fait que dans cette guerre le mythe faisait corps avec l’histoire. George Steiner, évoquant les camps de concentration nazis, expliquait que les allemands avaient réalisé là l’idée même que se faisait l’imaginaire européen de l’enfer depuis le moyen-âge. Quant à l’horreur absolument fantastique d’Hiroshima, explosion nucléaire imprimant les ombres des morts sur les murs, elle complète un tableau de l’apocalypse qui semble effroyablement convaincant de réalité, au siècle même de la mort de Dieu et du mythe. Et pourtant, il y a encore des paramètres du désastre qui sont restés dans l’ombre, comme par exemple le ravage des villes du Reich par les bombardements alliés. Sujet tabou de la mémoire collective allemande, aspect rarement évoqué de la seconde guerre mondiale sans doute pour deux causes évidentes : logique des vainqueurs d’une part, impossibilité morale des vaincus de se présenter en tant que victimes d’autre part. Or c’est justement de cela que traite W.G. Sebald dans cet essai qui reprend un cycle de conférences données à Zurich en 1997. Brillant, parfaitement rédigé, ce texte montre comment l’opération « Gomorrha » aura viré, concrètement, à la purification divine, selon une logique absurde, sans intérêt stratégique réel mais, sans doute, pour d’obscures raisons de rentabilité de la production militaire anglo-américaine.
Du meurtre à la chaîne à la nécessité de lâcher des bombes inutiles pour des raisons économiques, le taylorisme-fordisme aura été le fond commun idéologique de cette guerre. Les bombardements systématiques auront provoqué la mort de 600 000 civils et l’errance de populations entières, privées de tout et quittant les décombres infestés de larves, de mouches et de rats de leurs villes en cendres. Sebald étudie aussi les réactions effarantes des victimes, qui réagissent parfois dans une sorte d’aphasie pour éviter la démence, comme cette employée de cinéma qui, préparant la séance suivante comme si de rien n’était, « met de l’ordre en commençant par regrouper dans la lessiveuse les divers morceaux de corps bouillis sur lesquels elle vient de tomber ». Il y a aussi le désespoir des mères qui emportent le cadavre de leur bébé dans leurs valises : le macabre surréaliste constitue toujours la tonalité dominante des scènes de ce conflit.
Sebald montre comment l’occurrence de cette épreuve est rare, sous-exploitée ou escamotée par les écrivains allemands. Issus d’une génération traumatisée, ils semblent eux aussi avoir choisi le mutisme pour survivre. Poursuivant ces réflexions sur la mémoire, son impossibilité et ses distorsions, les conférences sont suivies d’un bref essai sur Alfred Andersch, cruel et semble-t-il pertinent, qui dévoile la réécriture autobiographique à laquelle cet auteur s’est livré sans scrupule afin de s’arranger avec l’histoire. Bref, les problématiques soulevées par W.G. Sebald sont de la première importance, qui envisagent le rôle de la littérature dans l’histoire et la psychologie d’un peuple en révélant les vérités complémentaires qui nous permettent de saisir de manière encore plus aiguë la dimension littéralement apocalyptique de la seconde guerre mondiale et en fouillant les zones d’ombre de la mémoire individuelle et collective. On pourra remarquer par ailleurs que ce long silence sur la destruction totale de cibles civiles en Allemagne paraît se briser enfin avec la parution de ce livre mais aussi avec la récente traduction française de Sous les bombes, de Gert Ledig, l’un des seuls romans ayant traité ce sujet et mentionné, justement, par Sebald.