Unholy but chic. Parfait épigramme pour le énième supergroupe de Mike Patton, après Tomahawk et avant le prochain album avec John Zorn et Ikue Mori. Un Mike Patton qui pratique avec conviction le credo des plus parias parmi les parias du metal extrême (extrémités glaçantes, revers malsains, attitude, boucan, double pédale), mais avec toute la bienséance de l’intellectuel adepte de petites gâteries hyperviolentes, et la distance de l’analyste amusé. Dans Fantômas, qui est en outre le plus génial des projets actuels de Patton, il n’y a évidemment pas que ça. Il y a le sens de l’espace, le génie des contrastes saisissants, les implacables envolées avant-garde, les formidables ritournelles empruntées à Morricone et Mancini, la liberté absolue. Erudit et metal addict, Patton est à l’origine de la plus convaincante incarnation du groupe de collage in vivo, ce sous-genre mutant imaginé par lui-même et Zorn à l’orée des 1990s et qui n’en finit pas de muter depuis au pays du soleil levant. Peut-être parce qu’il prend tout ce qu’il mélange, musiques de série Z, surf music ou black metal, très, très au sérieux.
Delirium cordia, déjà le troisième album de Fantômas, est effectivement un projet très sérieux. Longue plage sans cesse secouée d’événements aléatoires, en étage, il endigue son univers dans le monde de la chirurgie, sans jamais s’en inspirer directement, voire l’illustrer de manière simpliste. Alternant longs ressacs sourds d’ambiances glauques et staccatos furiosos extrêmement succincts, c’est un défi de musiciens passionnés (évidemment, autant Trevor Dunn de Mister Bungle, Buzz des Melvins, que Dave Lombardo, frappeur légendaire de Slayer -qu’il a finalement réintégré pour la troisième fois- y perdent leur latin et leur identité respectifs), tout entier dévoués à la cause de cette opera de rage rentrée, explosant ça et là comme un schizoïde fébrile assailli de pressions sociales. Débilitant et malade, Delirium cordia est donc proprement illisible et incompréhensible, et donc totalement mystérieux, en suspens permanent. A la place d’une grille de lecture, il propose la communication par l’immersion, et voue tous ses talents (production, composition entièrement tournées vers les effets de contraste puissants) à la rendre la plus efficace et la plus effective possible. S’apparentant à un train fantôme superproduit, le disque déroule son fiel dans une parfaite synesthésie du son et de l’image, et provoque les tressaillements par milliers, pour peu que l’on veuille bien se prêter au jeu. Le son, on l’a dit, est sublime, ultime combinaison de détails concrets hyperréalistes, cliquetis inquiétants ou halètements sauvages du caméléon Patton, de crachotis électroniques et d’aplats électriques metal façon blockbuster (Scott Burns, Andy Wallace) : c’est une éclate binaurale, une violent party en 360%, aussi kitsch que les films d’horreur des années cinquante en 3D, mais, cymbales tintinnabulant dans l’infini, grattements de scalpel ou hurlements du fond d’une grotte, ça marche, ça grouille de textures étranges (plus étranges que dans la plupart des disques electronica sortis ces deux dernières années) et ça fout les boules, ça fait le même effet qu’un papier peint au motif trop complexe quand on le fixe trop longtemps, ça perturbe les sens et ça fait croire, sérieusement, au premier degré, à ce que ça propose.
L’apport de Fantômas est double. Il apporte au metal l’ambition et la classe qu’il ne s’était jamais permis d’avoir, trop engoncé dans ses codes vieillots et son manque d’ouverture certain, et le fait pénétrer dans des territoires auxquels il n’aurait jamais osé rêver ; et il augmente la musique expérimentale d’un sens de la narration, de la mise en effets, de la mise en ambiance, bref, d’une efficacité, stricto sensu, qui lui était complètement étrangère. Dans la démarche ultime du groupe, Delirium cordia fera date.