Un héros baptisé Lancelot en 2004 : tiens donc ! Le personnage de Chrétien de Troyes et ses milles autres vies chez Dante, Aragon ou Bresson, relifté en jeune paumé shooté aux flashs d’iMac et attendant sa propre quête du Graal ? Difficile à avaler si ce n’était pas Eudeline, doyen punk, critique rock des grandes heures de Rock & Folk et écrivain qui s’en mêlait. Pas d’inquiétude : nulle quête chevaleresque ici, la cour arthurienne s’est muée en hôtel Lutétia chic et sectaire, « antichambre du docteur Miracle » où Lancelot, en pleine psychose du don, s’enlise peu à peu, « coke addict et maître du monde, dans son bunker de Saint-Germain-des-Prés, un mini-Hitler, pourchassé par les visions ». Derrière les sujets-prétextes de l’occultisme et des machines à prophéties, Eudeline signe avec ces Soucoupes violentes secouées en plein vol une satire sociale furieusement glauque. Et plutôt drôle. Tout part d’une tension à haut voltage : la confrontation de Lancelot aux images, d’abord cinématographiques puis hallucinatoires, médiumniques et médiatiques. Toutes emmêlées, évidemment. D’abord les premières images que Lancelot tourne en DV, celles de son ex dansant « avec un mannequin habillé en Elvis de salle de bains ». Puis le flux s’emballe : la réincarnation de Steve Mariot (pilier des sixties) réveille Lancelot dans sa chambre de bonne en feu pour réapparaître plus tard en taxeur de clopes aux côtés d’Alain Pacadis, autre dandy rock de l’époque. Fidèles à leurs origines d’images spirite, les idoles redeviennent donc avec Eudeline des passeurs et autant de feed-back annonciateurs de la nouvelle vocation de Lancelot : « Il voulait être Godard, il sera Nostradamus ». D’un jour à l’autre, Lancelot devient messager en herbe. Encore faut-il qu’il nourrisse son don, aidé dans ce nouveau rôle par sa mère, fan de longue date du business des esprits, « annales akashiques et Dogons » réunis. Son ex Lude revient aussi vers lui, en s’improvisant attachée de presse dès que la télé se met à relayer les prophéties de Lancelot.
L’intrigue a beau être mince (le fil conducteur laissant très vite présager que tout se finira… au royaume des usines à images), l’écriture précipitée d’Eudeline, dynamitée par une oralité et des jets de phrases à l’acide (Eudeline se dit fan de Despentes et d’Ann Scott, mais est plus proche de la dernière Berceuse de Palanhuik que de celles-ci) vaut le détour. Rien que pour sa vitesse, ses excès de tournures façon chroniques de presse, un style rageusement assumé jusqu’au bout (« On se refait pas », une formule qui revient souvent dans sa bouche d’Eudeline)… Le flux continu de name-dropping, burroughsien dans l’âme même s’il cède parfois à l’exercice de mode, a l’habileté de mixer idoles ou ex-compatriotes night-clubbers d’Eudeline et cibles médiatiques plus tranquilles et d’avance admises, comme TF1, Fogiel et Nikos. Homme de presse, Eudeline joue la corde raide et balance à tout va, au détour d’une charge jouissive mais qui flirte parfois avec la private-joke pas risquée. Exemple : citer son propre éditeur Grasset au détour d’une phrase, façon contre-emploi… C’est que sous sa plume cinglante et écoeurée surgit au final une forme d’humour et d’attachement à ses principales proies. Eudeline les regarde évoluer, s’embourber dans cette « époque à la con »… Même regard sans réelle nostalgie sur Paris, attentif surtout aux métamorphoses du cinquième arrondissement où Lancelot nourrit ses flashs à répétition. Les dix pages bien serrées du chapitre XIII, où le « soleil noir » de Mai 68 resurgit par surimpressions dans un café d’aujourd’hui (c‘est à dire sur fond de Skyrock et de « technicolor frimeur et saturé »), sont à ce titre une vraie réussite. De charge sociale sympathique, Soucoupes violentes devient alors un roman sur la métamorphose des images : celle d’un bout de capitale même plus ombre d’elle-même, celle de Lancelot se cherchant lors d’une courte traversée du miroir d’Alice. Et aussi celle d’Eudeline, enfin, à laquelle chaque ligne renvoie : lui face à Paris, Paris face à lui, qui « s’était visualisé chaussé de bottes de cavaleries vernies, vêtu de satin duchesse et de velours noir, cape au vent, soie rouge et jabot -bel oiseau romantique ». Plus dandy, tu meurs.