Loin des gros shônen qui tachent, la collection manga de Delcourt continue de s’aventurer hors des sentiers battus et de nous abreuver de petites perles du genre d’Imbéciles heureux, le premier d’une série de recueils d’histoires courtes aussi réjouissantes que corrosives, ancrées dans le Japon d’aujourd’hui. Au menu : cinq nouvelles de longueur et d’intérêt inégal, par le biais desquelles Eishô Shaku dresse un portrait peu flatteur de ses contemporains. Dans « Le droit chemin », un médecin est poussé au crime afin de camoufler une agression commise par son fils, risquant de compromettre sa candidature au poste de maire de la ville ; une jeune femme se laisse convaincre de monnayer sa virginité dans « Japonaise modèle » ; et dans « Mouches à merde », un jeune veuf est victime d’une campagne de presse mensongère, orchestrée par des tabloïds. L’auteur se montre par contre moins pertinent lorsqu’il s’aventure sur le terrain de l’irrationnel : « Plus fort que moi ! » se penche de manière quelque peu gratuite sur le cas d’un individu atteint d’un mal singulier, le poussant à enfreindre toutes les lois qui régissent notre quotidien. Quant à la nouvelle intitulée « Rue du parc », elle appartient plutôt au registre horrifique, déployant une imagerie grotesque que ne renierait pas Junji Itô (Spirale), mais sans soutenir la comparaison avec les spécialistes du genre.
Point commun à toutes ces histoires : la volonté manifeste de dénicher ce qui repose sous la surface d’une société nipponne policée. Que ce soit sur un mode allégorique -voir l’étudiant dévoré de l’intérieur par des insectes dans « Rue du parc »-, ou plus prosaïque -la vierge effarouchée de « Japonaise modèle » s’épanouit dans la prostitution-, Shaku pose un regard cynique sur l’hypocrisie d’une société fondée sur un respect apparent des convenances. Autre point commun, l’amoralité vivifiante de ces nouvelles, qui voient systématiquement l’innocence bafouée et la fourberie régner en maître : une famille ressoude des liens passablement distendus à la suite d’un meurtre perpétré en commun, tandis qu’un individu est poussé au suicide par des journalistes uniquement obnubilés par les chiffres de vente de leur magazine. « Et si c’était vrai ? » nous interroge l’auteur, tant ses nouvelles restent crédibles malgré leur aspect outrancier. On regrette juste un dessin parfois simpliste -la première histoire est curieusement beaucoup plus aboutie que les suivantes à cet égard-, et l’adaptation française du titre original (Happy people), stigmatisant inutilement ceux que l’auteur présente simplement comme des « gens heureux ».