Depuis Fous d’Irène, les frères Farrelly ont aiguisé leur cinéma et, sans véritablement renier ses origines explosives et régressives, n’ont cessé d’en renouveler les potentialités formelles. Si le double demeure leur obsession, du programme esthético-théorique d’Osmosis Jones au merveilleux délire schizoïde de L’Amour extra large, le style des deux frères s’est mué en une sorte de folie tranquille et apaisée, loin des tours de force trash des origines, proche dans sa recherche d’équilibre d’un cinéma indépendant de petits maîtres. Désir d’isolement ? La réponse, au vu de Deux en un, est radicale. Bob et Walt sont deux frères siamois que tout sépare : l’un, timide et réservé, ne s’attache qu’à sa petite tranquillité provinciale, tandis que l’autre, dragueur impénitent, rêve de devenir une star hollywoodienne. Lorsque Walt le tombeur-comédien décide de prendre son avenir en main, le corps-siamois explose et surgit un incompressible dilemme.
Deux en un confirme ce retrait, tout en alchimie duveteuse, qui régissait L’Amour extra large et permettait aux Farrelly de déboucher, sans prévenir, sur des instants bouleversants, tel ce surgissement inouï de pudeur des enfants grands brûlés dans l’hôpital, sans équivalent dans le cinéma hollywoodien contemporain. Traiter ici du corps-siamois des deux héros revient à peu près au même. Il ne s’agit jamais pour les Farrelly de traiter l’anormalité comme objet strictement dramatique (faire comme si de rien n’était : le type même du tour de force complaisant à Oscars) mais comme un exutoire aux multiples facettes -esthétiques, formelles, comiques, baroques et carnavalesques- qui ouvre sur une fiction du ré-enchantement perpétuel. La force de ce cinéma vient de ce qu’il semble toujours sur le fil, n’hésitant pas à recourir à un certain effet zoologique (aller au bout d’une sorte de charte graphique délirante : comment Bob et Walt conservent-ils une intimité respective, comment font-ils pour dormir quand l’autre n’a pas sommeil, se laver, boire quand l’autre n’a pas soif, etc.) sans jamais tomber dans les travers de la pure fascination. Le recours au grimage (l’amas de chair molle qui relie les deux héros, joyeusement exhibé), la tendresse infinie avec laquelle est traité le moindre personnage secondaire, tout est le signe d’une sidérante alchimie trouvée entre blancheur d’un jusqu’au-boutisme enfantin et maturité exemplaire de la mise en scène. La fin en forme de comédie musicale, par sa puissance émotionnelle, est sans équivoque : Deux en un, sous ses dehors de grande farce, est l’un des plus beaux mélodrames de ces dernières années.
Il faut pour cela un amour inconditionnel de tout ce qui est filmé, mais aussi une incroyable confiance en ses moyens. A ce rythme, la gravité de certaines scènes (à l’hôpital, encore) se fond dans la douceur de l’ensemble, et il devient impossible de démêler une séquence purement comique d’une autre déchirante (le petit signe complice de la fin). Deux en un est un agrégat de scènes à faire ou à ne pas faire, ce qui n’a aucune importance, d’objets et de figures anormalement belles, anormalement touchantes, une mascarade douce où tout s’équilibre et se vaut : laid et sublime, vrai et faux, euphorie et malheur. Comme dans la dualité des images réelles et animées d’Osmosis Jones, le mélange prend par la grâce d’un regard qui, à mesure qu’il s’échauffe, fait exploser les limites de la pure comédie. Il faudra revenir sur l’aérienne mélancolie de ce cinéma, traitant du rejet et de l’exclusion sur un mode qui n’a de joyeux que les contours et les circonvolutions de sa carapace hirsute et colorée. Contrairement au apparences, la grandeur du cinéma des Farrelly s’impose de film en film, non au prix de la rupture ou du passage en force, mais d’une épure, d’une sensibilité et d’une douceur désormais parfaitement sublimes.