Pas si nombreux, les cinéastes français qui se collettent à la parole. Abdelatif Kechiche dont c’est le deuxième film (après La Faute à Voltaire) est de ceux-là : une parole verte, en sur-régime permanent, irrigue L’Esquive comme on ne l’avait pas vu depuis longtemps au cinéma. S’aventurant sur le terrain délicat du « film-banlieue » Kéchiche décrit les atermoiements amoureux d’une galerie de personnages adolescents. Krimo, un jeune garçon indolent et un rien apathique qui vient de séparer de sa petite amie s’éprend de Lydia, laquelle répète Les Jeux de l’amour et du hasard pour le spectacle de fin d’année. Quoi de mieux pour sortir avec elle, alors, que de lui donner la réplique ? Idéalement, on situerait volontiers Kechiche quelque part entre Pialat (pour la violence des mots, l’irrésistible élan vitaliste de la parole) et Pagnol (cette même parole comme identification à une communauté : là la Provence, ici les cités). Loin d’un verbe exclusivement axé sur une pauvre sociologie descriptive (type La Haine), L’Esquive engendre un étrange ars poetica de la parole de banlieue. Qu’importe si le langage y est inventé ou authentique (vous avez dit « s’éventailler » ?) : un intense effet de réel naît de ces mots éructés, celui d’une langue obstinément vivante et polymorphe qui, loin de tout embaumement, de toute rigidité conservatrice dynamite la fine membrane séparant le parlé de l’écrit, le profane (la rue) du sacré (l’art).
Glissement de territoire aussi, d’une langue symptôme à une langue des sentiments puisqu’elle est, dans son essence même, celle de l’amour, de l’amitié et plus généralement du vivre-ensemble, là où une écoute superficielle la verrait du côté de l’ordurier, de la haine ou du mépris. Pas question pour autant d’anesthésier la violence, le film de Kéchiche avançant dès l’entame, en équilibre précaire, sur la ligne de crête séparant la colère de l’hystérie destructrice. Pourtant, à mesure que le film progresse, loin de constituer un facteur de crispation où à l’inverse de s’apaiser, cette langue prend toute sa dimension socialisante. La pièce de Marivaux que les adolescents répètent en classe, peut se lire comme une sorte d’outil pédagogique dans l’apprentissage des sentiments. Mais d’une autre manière, par leur caractère moraliste, les mots de Marivaux redoublent ceux des adolescents, comme pour mieux souligner la noblesse de leur parole qui à force de chercher, de piétiner, de jauger, de violenter l’Autre finit par le reconnaître, par comprendre les subtils chemins de l’amour. Dans le cas contraire il n’y a pas d’apprentissage. C’est le sens du destin de Krimo à l’intérieur du film qui à force de mutisme et de taciturnité, ne sachant pas donner la réplique correctement à Lydia, finira par s’exclure de lui-même de cette petite communauté. Le sens aussi de la scène du contrôle policier où il ne s’agit plus d’argumenter ni même de communiquer mais de se taire.
Car cette langue, cet argot qui se jouent toujours au risque de la caricature ou du folklore, voire même de l’artifice (c’est le propre d’un langage haut en couleur) est celle-là même qui appelle une réponse. Les mots et expressions parfois hurlés par les personnages ne sont jamais un point final, une volonté d’avoir le dernier mot mais une demande de réplique (comme on dirait une demande d’amour). Répliquer, bien ou mal, d’une façon cinglante ou maladroite, en s’énervant ou en calmant le jeu, mais répliquer. De là sans doute vient la puissance de cette leçon de vie dans la cité.