Librement inspiré de La Mouette de Tchekhov dont il reprend les thèmes et le portrait choral d’une famille aux prises avec ses passions, le tout inscrit à notre époque et dans le milieu du cinéma, La Petite Lili est d’abord et surtout le portrait d’une jeune femme qui va perdre son innocence et sa pureté au contact de cette famille et de ce milieu. On reconnaît là une corde sur laquelle Miller a aimé jouer par le passé : l’adolescente sans repères qui se heurte à la vie, qui cherche l’émotion forte sans calculer la chute à venir. C’était L’Effrontée, c’était La Petite voleuse. C’était surtout Charlotte Gainsbourg, corps résistant, frondeur, impropre à la pose et à la photogénie faciles. Tout l’inverse de Clara Bauman, la petite pianiste virtuose dont elle voulait se faire une amie. Tout l’inverse aussi de cette petite Lili – Ludivine Sagnier, corps presque trop parfait, lisse, voué, dans le même mouvement, à la réussite et à la perte.
D’une certaine manière, le dernier film de Miller raconte l’autre versant de L’Effrontée, le moins truffaldien aussi : le cinéaste ne s’intéresse plus ici à l’énergie malhabile des fragiles et à la tristesse qu’ils dégagent, mais à la destruction programmée d’une gamine très adroite et très sûre de ses effets d’innocence. C’est le côté Eve du film, autre référence, surtout dans sa première partie, quand Lili déclare à la famille qui l’accueille à quel point elle se sent bien avec elle. Or, ce qui marque dans ces scènes où l’apparente ingénue s’installe dans la famille, tous la créditant d’une fraîcheur salutaire, c’est le point de vue de Miller sur son personnage, un regard froid et distancé qui ne lui accorde, d’emblée, pas grande chance de s’en sortir. Quelques répliques sans intérêt, un milieu familial vite expédié et surtout une silhouette gracieuse filmé à l’envi, voilà pour la présentation. Sans oublier son corps nu qui ouvre le film, plan qui nous apparaît, le récit progressant, pour ce qu’il est : la preuve qu’il n’y a rien d’autre à voir. Pas de fond chez cette Lili. Pas de poésie. C’est ce paradoxe cruel qui intéresse pendant tout le film, comme un commentaire-off du cinéaste, un scénario caché : comment raconter un personnage qu’on n’aime pas, comment lui faire payer son manque de poésie ?
L’impression en est d’autant plus forte que le film s’offre en permanence comme un jeu de miroirs : le personnage de cinéaste installé joué par Bernard Giraudeau, double évident de Miller, confie à Jeanne-Marie (Julie Depardieu) que les plus beaux personnages de film sont les seconds rôles, les êtres sensibles pleins d’un projet caché et inassouvi. C’est bien sûr le portrait de la jeune femme et le contraire de Lili, la réplique s’entendant presque comme un aveu de Miller : « ce que je voudrais raconter, c’est toi ». Le cinéaste pourrait aussi faire sienne la réplique lancée par Nicole Garcia, actrice fâchée de vieillir : « A bas la jeunesse ! ». Comme un astucieux transfert sur la pièce de Tchekhov, Miller semble ici reconnaître son problème depuis quelques films : comment filmer la jeunesse quand elle est davantage une surface qu’une psychologie tourmentée à scénariser ? Il n’est que de voir comment François Ozon se sort de ce dilemme pour mesurer son embarras. Pour Ozon, et avec une dose bien plus grande de cynisme que son aîné, Ludivine Sagnier peut être un corps surface sans être une menace. Elle est juste une pièce dans le dispositif.
Alors, dans cette cure analytique, où va l’amour de Miller ? Totalement du côté de la (grande) famille du cinéma et de tous ses membres, comme un cercle qui interdit l’accès à Lili. Il y aurait beaucoup à dire sur la fameuse scène de confrontation entre les deux cinéastes du film, chacun représentant une « tendance » : d’un côté, le « jeune cinéaste pur et avant-gardiste », de l’autre, le « vieux routier du cinéma commercial », soutenu par l’actrice reconnu ; mais si l’on sourit beaucoup pendant cette joute orageuse, c’est qu’on y voit très vite un formidable exercice d’auto-défense de Miller lui-même. En effet, l’opposition est factice dans le film : les deux cinéastes appartiennent à la même catégorie. D’ailleurs, quatre ans après son essai poétique de vidéaste intransigeant, le jeune Julien s’engage sur les voies qu’il critiquaitsi violemment : un tournage à gros budget, avec décor et casting impeccables ; Quant à son film, La Disparition, il pourrait bien être celui que Miller aurait voulu faire, qui trouverait enfin à Lili les raisons qui lui échappait et lui donnerait aussi un peu de grâce. Il suffirait juste d’un bon scénario avec des « dialogues sursignifiants ».